Marie-Claire Dolghin médecin et psychothérapeute, partage son temps entre la relation thérapeutique, l’écriture et l’illustration de l’approche jungienne dans de nombreuses conférences. Parmi ses publications : Les contes, une école de sagesse (Dervy, 2010) ; Les saisons de l’âme (Dervy, 2009, 4°édition, poche) ; L’adieu, journal d’un deuil (La Part Commune, 2004)…

« … Mon époque me passionne, je n’en voudrais pas une autre… ».

Marie-Claire Dolghin, Dame Sagesse vous a invitée à sa table et elle désirerait mieux vous connaître.

Comment vous présenteriez-vous ?

Je suis une femme de soixante-seize ans et je me sens aujourd’hui à l’heure du bilan et des synthèses, après une vie très riche. Mère de deux enfants, médecin, psychanalyste, auteure, j’aborde dans mon prochain ouvrage le thème du voyage initiatique. Parmi mes autres passions, j’anime, ici en Bretagne, le site d’une abbaye cistercienne propriété de ma famille depuis la moitié du 19e siècle, sans oublier une vaste forêt de cent trente-cinq hectares.

Avez-vous vécu une expérience déterminante qui a modifié, changé votre parcours de vie ? Cette expérience vous a-t-elle amenée à prendre des décisions qui orientent encore votre vie ?

Je suis née en 1937 et, dès l’âge de deux ans, quand j’ai commencé à prendre conscience du monde et de la vie, c’était la guerre ! Donc pour moi, quand on parlait d’avant-guerre, cela signifiait « le temps jadis », cela remontait au Moyen Âge, car je ne pouvais pas, à l’âge de cinq - six ans concevoir quelque chose d’autre que la guerre. C’était l’Occupation, les peurs, les bombardements… Lorsque je fus séparée de mes parents lors d’un bombardement, j’ai pensé que je ne les reverrais peut-être jamais. Ce ressenti m’a permis de relativiser ensuite les événements de la vie ! Je me suis structurée sans le savoir sur ce fond de guerre. Quand on a connu le pire, on ne peut être qu’optimiste et aller à l’essentiel. À l’adolescence, la prise de conscience de la réalité de la guerre, de la Shoah, des violences, tant idéologiques que politiques ou religieuses, a été fondamentale.

À dix-sept ans, jeune fille d’une famille « bien française et catholique », je rencontre celui qui allait devenir mon mari, d’origine étrangère et protestante ! La réaction d’opposition viscérale chez mes parents entraîne de ma part une farouche défense de cette relation, a priori « impossible ». J’étais déterminée, car façonnée par les valeurs induites par cette enfance en temps de guerre.

Après ce fut une vie d’étude, notamment la médecine qui a beaucoup structuré et ancré la rêveuse littéraire, passionnée de Moyen Âge, de mythologie, de contes et de légendes (influences de mes ascendances bretonnes) ; conjointement s’ajoutent la pensée philosophique et les richesses de nombreux auteurs tels Jankélévitch, Bergson, Bachelard, Keyserling, Teilhard de Chardin, Simone Weil, Freud entre autres, ainsi que les philosophies orientales. La découverte de l’œuvre de Carl Gustav Jung dès le début de mes études de médecine influencera tout mon parcours de psychanalyste.

Le dernier événement déterminant a été, à l’âge de cinquante-quatre ans, l’accident de voiture occasionnant la mort de mon mari et un temps de graves blessures et d’invalidité pour moi. En un moment, tout a été démoli, il m’a fallu reconstruire ma vie et… à partir de soi !

Quelle est votre vision du monde actuel ?

Ah, j’aime bien ce monde quel qu’il soit. C’est mon fond optimiste. Il faut avoir une vision relativiste. Il ne devait pas être facile de vivre pendant la guerre de Cent ans !

Nous sommes dans une période équivalente à celle de la Renaissance, comparable à une révolution copernicienne : d’autres galaxies, d’autres univers (peut-être) ont été découverts, l’infiniment grand nous a fait remonter dans le temps de treize milliards d’années, la découverte extraordinaire de l’infiniment petit a permis d’étonnants progrès en médecine… J’ai vu les connaissances médicales évoluer en l’espace de cinquante ans d’une manière fantastique. Et que dire de la révolution de la pensée avec Freud et Jung, l’importance de l’inconscient ? Il faut enfin souligner l’évolution des moyens de communication, avec Internet en particulier : la planète est devenue petite ! Pour toutes ces raisons, mon époque me passionne, je n’en voudrais pas une autre.

Bien sûr, elle a ses travers, ses effets pervers (idéologies et tyrannies), ses ombres. Mais notre rôle est de réfléchir à la manière de soigner les ombres de notre époque, trouver des réponses aux questions qu’elles posent.

Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attachée ?

La liberté de pensée : il est très important que les sujets soient libres de leur pensée, par rapport à toutes les idéologies tant politiques que religieuses qui, dans leurs travers, conduisent à des obscurantismes religieux ou politiques. Et cela se travaille et s’élabore, exige un usage de la critique du monde, de soi, de sa propre pensée, c’est-à-dire la capacité de remettre en cause les premières élaborations faites, puis de les soumettre à la vérification de l’expérience. Et ce n’est pas facile. La générosité, dans l’idée d’une ouverture, une ouverture au monde, à autrui, à l’autre, en ce qu’il est différent.

Les valeurs des traditions, à condition qu’on ne les prône pas comme une vérité toute faite et toute dite et qu’on leur applique la liberté de pensée. À ce moment-là, la tradition a une valeur, elle est même indispensable, parce que c’est toute l’histoire de la pensée humaine. Mais elle demande l’esprit critique. Et surtout, nous devons nous libérer des obscurantismes.

De quelles manières rendez-vous vivantes ces valeurs ?

C’est dans l’ensemble de mes relations humaines, aussi bien dans mon travail de psychanalyste que dans mes échanges amicaux et ceux que j’ai eus dans l’éducation de mes enfants, de mes petits-enfants. Quand on regarde l’autre, on est alors un sujet à part entière ; avec sa liberté d’être, de penser, d’aimer pour que la relation soit authentique. Ensuite par l’écriture, où j’exprime l’essentiel de ce que pense, de ce que j’aime, de ce que je crois et j’essaye d’en faire une synthèse.

À ce jour, que désireriez-vous transmettre ?

J’aimerais transmettre l’idée de prendre soin de soi, des autres, de tous les autres et du monde. Prendre soin commence par prendre soin de soi-même, en tenant compte de la réalité consciente de sa vie, de l’inconscient, non pour se complaire ou pour se soigner égoïstement, mais pour être au centre de ce qu’on est « soi » (suivant la pensée indienne Deviens celui que tu es à l’origine ). Nous devons être centré en prenant soin de nos évidences intérieures, qui ne sont pas seulement les évidences de la réalité de tous les jours, mais les évidences intérieures de nos besoins créatifs. À partir de là, le fait d’être au centre de soi permet de communiquer avec autrui, permet de prendre soin, avec une vision équilibrée, autour de soi, c’est-à-dire de ses proches, de ses amis, des rencontres, de la nature, et donc du monde. Et c’est tout un travail ! Mais il est important de faire la différence entre ce que j’ai appelé le « soi » et un « moi », qui serait la représentation de soi-même. Il s’agit bien de contacter ce centre.

À la lumière de votre expérience, que vous inspire cette déclaration : “Nous sommes tous des compagnons de voyage ” ?

Oui, bien sûr, nous sommes tous des compagnons de voyage, nous sommes tous dans un voyage et la vie en elle-même est un voyage. Cela dit, et bien qu’il y ait des compagnons de voyage, il arrive, et c’est inévitable, que l’on affronte de temps en temps des moments de solitude. Et nous sommes un bon compagnon si nous savons aussi être tout seul. Et la vie nous confronte à cela. Lors d’un bombardement, j’avais six ou sept ans, j’ai été séparée de mes parents, et j’ai pensé : « Je suis toute seule. Comment vais-je vivre toute seule ? » À la mort de mon mari, à nouveau, j’ai senti cette solitude. Ce sont des moments que l’on doit affronter, car ils appartiennent à ce qu’on appelle le deuil. En psychanalyse, il y a un deuil primordial lors de la naissance, quand l’enfant n’est plus dans le ventre de sa mère, où il doit se confronter par moments au fait d’être seul. Si cela est affronté, on peut être « avec », sinon on n’est pas vraiment « avec les autres », on s’y accroche pour essayer de supprimer cette angoisse de la solitude.

Compagnon, oui, mais un vrai compagnon. Cela signifie que certains jours, il sait être seul, et qu’il s’accorde à lui-même son « compagnonnage ». Dans ce cas, oui, nous sommes tous des compagnons de voyage. Savoir être avec les autres, c’est savoir être tout seul. Dans l’unicité du sujet, personne ne pourra être à côté de vous, parce que vous êtes essentiellement différent, et cette différence, personne ne peut la porter pour vous, elle vous incombe. Pour être en relation, il faut savoir être séparé. C’est la première expérience que fait le nouveau-né quand il est séparé de la mère. Il va entrer en relation avec la mère, mais il en est séparé. Nous sommes tous quelque part des humains qui devons supporter que le cordon soit coupé.






Impromptu

Dites-nous, Marie-Claire Dolghin…

- Quelle est votre mot préféré ?

La Vie.

- Quelle est votre fleur préférée ?

Les anémones.

- Quelle est votre musique préférée ?

Mozart.

- Quel est le lieu qui vous inspire ?

La forêt.

- Quel est le livre qui vous a le plus marqué ?

Le chant du monde de Giono.

- Y a-t-il une personne qui vous a particulièrement inspiré ?

Jung.

- Quel est votre héros ou votre héroïne ?

Les héroïnes des contes russes, Vassilissa.

- Quelle personne désireriez-vous rencontrer ?

François Cheng. C’est un penseur qui s’interroge sur ce monde et dont la pensée apporterait des réponses à ce monde riche, mais compliqué qui est le nôtre. Mais ça pourrait être Jung et Edgar Morin.

- Qui aimeriez-vous être ?

Moi-même.

- Quel est votre rêve de bonheur ?

Une image assez sereine d’un jardin fleuri, un peu comme les images de jardin des romans du Moyen Âge, les vergers fleuris.

- Si vous aviez une devise, quelle serait-elle ?

Je fais mon miel de tout.

- Si vous rencontriez Dieu, que lui diriez-vous ou que désireriez-vous qu’Il vous dise ?

- « Ton monde souffre beaucoup. Tu devrais t’en occuper »

- « Ça me préoccupe vraiment ».