100_9431_les_deux_flou.JPGLeïla est la fille de Jean-Pierre Brouillaud (aveugle dès l’âge de seize ans). Elle a accepté de témoigner pour nous faire partager son ressenti, son vécu, ses attentes auprès d’un père atteint de cécité.

Est-ce difficile d’être la fille d’un père non voyant ?
Pour moi, cela n’est pas un problème et je ne le vis pas comme un handicap. J’accepte cette différence et je « l’utilise ». Une dissemblance n’est pas forcément négative, elle peut être, au contraire, positive si on « l’exploite » comme il le faut. Elle est surtout enrichissante, nous apprend à connaître et à accepter tous types de dissimilitude, et nous enseigne la tolérance.

Vous parlez d’enrichissement. Pourriez-vous nous donner des exemples ?

Ainsi j’ai appris à voir, à regarder, à développer mon sens de l’observation. J’ai toujours cherché, dans tous les endroits où nous avons été ensembles, à observer les personnes, les petites actions, les petits détails pour les retranscrire à mon père. Aujourd’hui, cela m’aide à faire des études de sociologie et facilite les contacts humains.

Quand vous voyagez avec votre père, pourrait-on dire que « vous êtes ses yeux » ?
Oui je le pense, mais juste les yeux ! Je ne suis pas sa tête. Je décris une situation telle que je la vois et non pas comme je la ressens ! J’essaye d’être la plus objective possible. Par la suite, s’il me demande ce que j’en pense, je le lui explique.

En faisant de l’auto stop avec votre père, en dormant dans la nature, n’avez-vous jamais ressenti de la peur, de l’insécurité ?
Non, c’était différent. Bizarrement, je me sentais responsable de mon père parce qu’il était aveugle ! Le premier voyage fait ensembles était l’Angleterre. Puis vint l’île Maurice. Et alors, je me suis rendue compte que l’un comme l’autre, nous étions responsables. Chacun était nécessaire à l’autre, nous étions complémentaires et que si nous ne nous entraidions pas, l’on pouvait se trouver dans des situations difficiles. Le père avait l’expérience, sa fille avait les yeux.

Sentiez-vous que vous aviez un adulte à vos côtés ?
Ah oui, complètement. Lui, c’était l’adulte, le responsable, le père. Et moi, j’étais les yeux, j’étais sa fille et je l’aidais simplement à « voir ». Je n’ai jamais voulu le protéger.

DSC06080.jpgEnfant, ressentiez-vous des inconvénients à avoir un père aveugle ?
Bien sur. Par exemple, j’aurais aimé faire du vélo avec lui. Le ballon est resté un souvenir très marqué en moi, car il fallait toujours faire rouler le ballon en le faisant tourner pour qu’il l’entende ! Et j’ai été frustrée sur quelques jeux sportifs. En grandissant, des instants de complicité avec le regard ou simplement son regard me manquaient. Alors comme je suis très proche de lui, j’ai remplacé l’échange de regard par le contact ! Et ce dernier crée de nouvelles formes de complicité.

Quelles sont les réactions de vos amis ?
Tous oublient que mon père est aveugle ! J’ai toujours vu mes copains jouer avec lui, à des jeux où il faudrait normalement « voir » et du coup, certains ne croyaient pas à sa cécité et essayaient même de me faire douter. Un jour, je lui ai demandé de me le prouver. Il a enlevé ses yeux (Jean-Pierre Brouillaud porte des yeux en résine) et… j’ai compris !

Il est vrai qu’en voyant votre père, on oublie facilement sa cécité.
Tous mes copains utilisent fréquemment le verbe « regarder » avec Jean-Pierre. Et je l’utilise aussi. C’est notre langage à nous voyant, et on ne peut pas le modifier.

Avez-vous été nourri par les qualités que votre père a développé en lui ?
J’ai toujours eu une certaine admiration pour tout ce qu’il avait pu effectuer. Je me suis rendue compte, petit à petit, que le fait d’être aveugle ne l’empêchait pas de vivre la vie qu’il désirait. Il vit ce qu’il veut vivre ! Pendant longtemps, je me disais « moi, qui suis ”voyante”, si j’arrivais à vivre ne serait-ce qu’un quart de ce qu’il a vécu, ce serait fantastique. » Mais la réalité est là : nous avons quarante ans d’écart, nous ne vivons pas dans le même monde, nous n’avons pas les mêmes aspirations et je ne pourrai jamais vivre les mêmes choses que lui.
Avant je me disais « c’est fantastique ce qu’il fait, car il est aveugle ». En fait, non, c’est juste fantastique. Point !

L’important n’est-il pas d’accepter la différence ?
Oui, l’accepter, mais sans pour autant en tenir compte en permanence. Elle est là et puis …, on passe à autre chose.

Qu’aimeriez-vous faire ?
Pour l’instant, j’étudie la géographie comme matière principale. Et je m’intéresse beaucoup à l’anthropologie. À travers les voyages, je me suis rendue compte que c’était une énorme chance de pouvoir faire des études. Alors, j’en fais et si je tiens cinq ans, je passerai le concours pour être professeur des écoles. Mais pour l’instant, c’est juste pour le plaisir.
Je ressens un fort besoin de transmission, car tellement de personnes voudraient accéder à un savoir et elles n’y arrivent pas. J’ai envie de transmettre ce que je sais. Je travaille aussi en animation et j’essaie de montrer, grâce à mon mode de vie (campagne, voyages et peu de moyens financiers), que c’est une alternative et qu’on peut vivre autrement que dans la surconsommation !

Que pensez-vous du monde actuel ?
Je m’en détache complètement. Je ne me sens pas en démocratie et puisque c’est l’économie qui nous dirige, l’humain va dans le mur, nous nous isolons. J’ai envie d’entretenir des relations entre personnes et entre générations. Je ne suis pas pessimiste, j’essaie de conserver de l’objectivité. Même si ce qui se passe actuellement ne me convient pas, cela ne veut pas dire que c’est fini. Il existe des alternatives et chacun, à son échelle, peut faire en sorte que cela aille mieux. Je reste donc optimiste.

Quelles sont vos valeurs ?
La solidarité est un mot clé. Traiter chacun en tenant compte de ce qu’il est, mais en étant le plus juste possible ; la justesse est importante. Le contact, le relationnel, la parole…, transmettre, faire circuler, que tout soit en mouvement.

À votre âge, que pensez-vous pouvoir transmettre ?
Mon expérience de vie, ce que j’ai appris de mes voyages, mes mises en relation. Par exemple, j’ai un bac agricole, et j’aimerais prouver que si des pays sont bloqués dans certains types d’agriculture, c’est parce qu’on leur a donné des graines OGM ! Je désirerais leur montrer qu’il existe d’autres solutions, et en particulier des solutions locales.

Comment vous présenteriez-vous ?
Je me présenterais avec mon prénom, sans nationalité, je dirais que je viens d’un petit village d’Ardèche, car ma construction dans la campagne est très importante à mes yeux ! Je suis une nomade, j’ai besoin de voyager, de rencontrer des gens, de vivre des aventures humaines et avec différents peuples.

Avez-vous déjà connu des épreuves qui vous ont blessé et … enrichi ?
La fin de vie de mon grand-père m’a amenée à me poser plein de questions sur la manière dont on traite les malades. J’en étais très proche et je l’ai suivi jusqu’à la fin. Ce fut une épreuve difficile. Quant au handicap de mon père, il n’est pas une épreuve, c’est juste naturel.

À la lumière de votre expérience, que vous inspire cette déclaration : « Nous sommes tous des compagnons de voyage » ?
C’est très vrai. Nous pouvons tous l’être et nous devons nous en donner la possibilité.

Dites-nous, Leïla Brouillaud…

Quel est votre mot préféré ? Libre.

Quelle est votre fleur préférée ? La fleur de frangipanier.

Quelle est votre musique préférée ? Le son de la nature.

Quel est le lieu qui vous inspire ? Un jardin.

Quel est le livre qui vous a le plus marqué ? Oscar et la dame en rose (Éric Emmanuel Schmitt) et La vie devant soi ( Romain Gary).

Y a-t-il une personne qui vous a particulièrement inspiré ? Mon père.

Quel est votre héros ou votre héroïne ? Je n’en ai pas.

Quelle personne désireriez-vous rencontrer ? Je ne sais pas.

Qui aimeriez-vous être ? Moi-même.

Quel est votre rêve de bonheur ? Une ferme auberge, culturelle, éducative, avec des animaux, un grand jardin et des amis pour faire vivre ce lieu…

Si vous aviez une devise, quelle serait-elle ? Je n’en n’ai pas en ce moment.

Si vous rencontriez Dieu, que lui diriez-vous et que désireriez-vous qu’Il vous dise ? Bonjour.

==> Leïla Brouillaud est âgée de 19 ans. Son père, Jean-Pierre Brouillaud, fait parti des 43 aventuriers de l’existence qui ont témoigné dans mon livre L’avenir est en nous (Dangles).

==> Blog de Jean-Pierre Brouillaud « L’illusion du handicap : confidences d’un voyageur aveugle » : http://l-illusion-du-handicap.over-...

==> Bientôt la sortie d’un film-documentaire : Deux hommes et un regard
Une aventure humaine née de la rencontre de deux voyageurs aux regards bien différents, Lilian Vezin, photographe et réalisateur, et Jean-Pierre Brouillaud, écrivain atteint de cécité depuis son adolescence. Une expérience peu banale, filmée au Maroc et dont voici la bande annonce. http://l-illusion-du-handicap.over-...