91xByKoOivL.jpg "Quand l'AVC devient un voyage initiatique au fond de soi-même" !

Victime d'un accident vasculaire cérébral en 2008 alors qu'il dirigeait le groupe PSA Peugeot Citroën, Christian Streiff a sorti un livre dans lequel il raconte "sa longue récupération".
"La vie est belle", écrit-il dans son livre, J’étais Un Homme Pressé, qui est paru en mai 2014 aux éditions Le Cherche-Midi. Cette phrase, souligne l’ancien grand patron, "je la dis au moins une fois par jour, et je profite de chaque minute".

Victime d’un accident vasculaire cérébral (AVC) le 11 mai 2008, Christian Streiff, se considère comme un "miraculé", qui a survécu grâce aux bonnes décisions prises par son chauffeur et sa secrétaire dans les minutes qui ont suivi son accident. "Je ne savais rien sur l’AVC, avoue celui qui était alors président du directoire de Peugeot SA (PSA), après une carrière de dirigeant à Saint-Gobain, puis à la tête d’Airbus. Je ne savais pas que la récupération allait être longue, très longue."

Business angel atypique

C’est dans une salle de réunion d’Agoranov, un incubateur public parisien du boulevard Raspail – la start-up à succès Criteo y a vu le jour – qu’il reçoit Anne-Marie Rocco (Mai 2014 - Magazine Challenges) . Il vient y conseiller les trois fondateurs d’Expliseat, une société dans laquelle il a pris un peu de capital : "Je les aide plus directement qu’un business angel classique", confie Christian Streiff. Les trois jeunes ingénieurs multidiplômés ont séduit l’ex-PDG d’Airbus avec leur siège d’avion dont l’armature, en composite et titane, allège considérablement le poids, entraînant d’importantes économies de kérosène. "C’est plus cher à l’achat, et le siège n’est pas pivotable, mais l’investissement est remboursé en trois ans", garantit le VRP de luxe de cette start-up de dix personnes.
Il a également pris sous son aile une autre jeune pousse, Optiréno, spécialiste des économies d’énergie dans la construction, créée par un groupe d’anciens de Saint-Gobain, tout en continuant de siéger dans des conseils de grandes entreprises comme Safran, Crédit agricole, ou ThyssenKrupp. "Je vis très différemment depuis que je suis parti de PSA", résume-t-il.

Tout à réapprendre

Mais avant de trouver ce nouvel équilibre, que de chemin parcouru ! A l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le brillant ingénieur des Mines apprend qu’il est frappé d’aphasie amnésique – il ne se souvient plus des mots, des noms de ses proches… – et d’anosognosie – il ne reconnaît pas sa maladie. Médecin, orthophoniste, épouse (Françoise) se mobilisent alors pour l’aider à tout réapprendre, jusqu’au calcul mental : "Ce que j’avais développé en cinquante ans de travail, comme le bon élève que j’avais été, avait disparu en partie." Dans des cahiers d’écolier, il se réapproprie les mots oubliés en les recopiant. Il revient ponctuellement à son poste de président pour la présentation des résultats fin juillet, puis pour "une réunion avec des commerciaux sur la Côte d’Azur", et enfin de façon permanente à la fin de l’automne.

Sera-t-il encore capable de diriger PSA ? "Je n’en sais rien", lui avait répondu le médecin de l’hôpital. Les Peugeot, dont Streiff dit pourtant garder "un bon souvenir", ont "résolu le problème" à sa place, au printemps 2009 : "Un dimanche, vers midi, Thierry m’appela pour m’annoncer qu’aurait lieu deux heures plus tard une réunion du conseil qui allait me démettre de mes fonctions. Et me demandait d’y participer." Il n’y participera pas. "Après, j’ai passé un an à oublier l’automobile", raconte-t-il. Les Peugeot, eux, ont oublié la piste que privilégiait alors leur manager : "J’étais parti sur une alliance avec Mitsubishi", sourie-t-il. Tout cela paraît si loin….

Besoin de dire merci

Avec ses mots retrouvés, Christian Streiff décrit le lent cheminement qui a été le sien. "J’avais besoin de dire merci à ceux qui m’ont aidé, les médecins, ma famille, ma femme", explique-t-il. Sans oublier tous ceux qui lui ont tendu la main. Henri Lachmann (Schneider Electric) : "Il m’a offert un bout de bureau et un téléphone dont je ne me suis pas beaucoup servi, mais il m’a aidé à me convaincre que j’étais capable de retravailler." Gerhard Cromme, alors président du conseil de surveillance de ThyssenKrupp : "Il m’a gardé au conseil, dont je n’ai manqué que deux ou trois séances. La première fois que j’y suis retourné, je suis resté silencieux, mais c’était un coup de main formidable." Ou encore René Ricol, qui lui a confié la présidence d’un jury, dans le cadre du grand emprunt : "Une très belle expérience pour moi."

Le récit de Christian Streiff se veut un message d’espoir. "Ce livre est aussi une manière de donner quelques conseils à ceux qui ont eu un AVC", dit-il. Et ils sont nombreux, puisque 130.000 personnes sont touchées chaque année en France – dont 50.000 qui n’en réchappent pas. En travaillant son texte, ce patron atypique, déjà auteur d’un roman paru en l’an 2000, Kriegspiel (éditions La Nuée Bleue) a "retrouvé le plaisir d’écrire". En feuilletant l’ouvrage, l’homme d’affaires a les yeux qui pétillent. Adieu, l’aphasie amnésique et l’anosognosie. Christian Streiff ouvre une nouvelle page.

Dans une autre interview (La Tribune Propos recueillis par Denis Lafay en novembre 2014)… Le 11 mai 2008 a bouleversé son existence : ce jour-là, Christian Streiff, président de PSA, est terrassé par un AVC. Six ans plus tard, au prix d'une patiente reconstruction. Un « autre patron » s'est épanoui sous la peau d'un « autre homme », celui qui a réappris le « bonheur d'être ».

Votre double existence d'homme et de patron est marquée par un « avant » et un « après » 11 mai 2008, ce jour où vous fûtes frappé d'un AVC. Vous êtes un homme et un dirigeant désormais différents. Profondément différents. Vous avez abandonné « une » vérité pour « la » vérité. Votre vie s'est « ouverte », elle est devenue « plus riche ». Plus riche et même plus heureuse que celle de président d'entreprise du CAC 40 à la tête de 200 000 salariés ?

C'est une réalité. Incontestable. J'ai découvert ou redécouvert, appris ou réappris, éprouvé ou rééprouvé des moments et des opportunités exceptionnels, de ceux qui « font » une existence riche et simple. Lorsque je me suis lancé sur le GR 5 (- cette marche ininterrompue de deux mois arpentant 1 500 kilomètres de sentiers du nord de la France jusqu'à Nice à travers les Vosges, le Jura et les Alpes, l'intéressé l'accomplit finalement en solitaire, après que son ami « de toujours », Jean-Luc, initialement compagnon de route, a trouvé la mort dans le vol Paris-Rio, NDLR -), j'ai retrouvé le plaisir de marcher, de réfléchir, de humer l'air, d'être libre, d'être à la rencontre, ou plutôt en rencontre autant de la nature que des femmes et des hommes. Dans cette « nouvelle vie », j'ai effectivement pris le temps de lire l'œuvre, en allemand, de l'auteur du Monde d'hier qui patientait sur mes étagères depuis vingt ans. Cette traversée du Pacifique à la voile, je l'ai effectuée avec trois amis, tous ensemble totalement isolés du monde pendant un mois. Tout cela constitua un voyage initiatique au fond de moi-même.

J'ai aussi redécouvert la durée d'un trajet, les lignes et les stations de métro, les voyageurs avec lesquels on échange parfois - au lieu des prises en charge incessantes, millimétrées, en voiture avec chauffeur ou en avion privé. Le journal que l'on achète au coin de la rue et que l'on ouvre avec plaisir - au lieu de l'épaisse revue de presse survolée chaque matin. Ou encore le moment merveilleux où on résout un sudoku sans avoir l'impression, coupable, de voler ce moment ! Ma vie s'est ouverte. Ou plus exactement une partie de ma vie, jusqu'alors claquemurée par les injonctions professionnelles, s'est rouverte. Croyez bien que ce plaisir est si grand qu'aujourd'hui rien, absolument aucune tentation ne serait suffisamment puissante pour m'en détourner. Le bonheur d'être aux côtés de ses enfants - surtout après avoir perdu, momentanément, le souvenir de leurs prénoms - n'a pas de prix, car on saisit dans ces moments privilégiés de partage le regret d'avoir été si absent pendant leur enfance et leur adolescence. La joie de se savoir utile auprès des jeunes entrepreneurs que j'accompagne désormais et auxquels je « donne » trente années d'expérience dans l'industrie, n'a guère d'équivalent dans la besace des satisfactions professionnelles.

Quels particularismes, quelles fragilités ou au contraire quels trésors cette expérience a-t-elle révélés au fond de vous-même ?

De telles épreuves mettent en lumière des caractéristiques que l'on possède mais dont on n'a pas forcément conscience. J'étais un patron extrêmement déterminé, mon acharnement à la réussite était inoxydable, et cette ténacité s'est révélée déterminante dans mon combat. Mais j'ai surtout découvert au fond de moi une empathie, une générosité, ou plus exactement la volonté de reconnaître le travail des autres que je pensais jusqu'alors légère. En effet, la première motivation qui dicta l'écriture de cet essai autobiographique, était de remercier chacun de ceux - famille, médecins, orthophonistes, amis - qui m'avaient aidé et escorté dans ma reconstruction, et qui, dans ce contexte, se drapaient à mes yeux d'une valeur inédite. Ces années consacrées à me réparer et à renaître, ce lent, incertain et cahoteux parcours du combattant, m'ont fait prendre conscience qu'il n'y a de réussite que dans la coopération et surtout grâce aux autres.

L'abnégation et la pugnacité cultivées dans les combats gagnés et perdus pendant les trente années de votre carrière ont-elles suffi à produire l'énergie et la foi de cette reconstruction ? La dimension spirituelle est nommément absente de votre témoignage, et pourtant semble quand même le napper. À quels ressorts personnels, immanents ou transcendants, intrinsèques ou exogènes, avez-vous recouru pour vous reconstruire ?

Il m'est délicat d'évoquer cette dimension. Elle est très présente mais me dépasse, et l'exprimer est complexe, y compris parce que cela met en scène une intériorité et donc une intimité que ma pudeur préfère protéger. L'item « spiritualité » interroge ce que l'on fait, et la manière dont on fait. Et donc en priorité le sens non seulement de la vie mais aussi de tout ce que l'on entreprend, décide, initie, arbitre. Et cette dimension n'a jamais été absente de mes engagements professionnels, y compris lorsque je décidai de quitter Airbus où je jugeais le sens et l'utilité de ma contribution insuffisants ou peu compatibles avec la stratégie déployée, y compris aussi quand le 4 mai 2005 je fus brutalement écarté de ma responsabilité de directeur-général délégué chez Saint-Gobain.
Ma réflexion sur ce double sens - de la vie et de ce que l'on y sème - n'est pas aboutie, quand bien même l'épreuve de la maladie a considérablement étendu le champ d'exploration, de découvertes et de convictions. Donnons-nous rendez-vous dans quelques années (rires) !

Être patron, c'est exister avec les autres, c'est-à-dire grâce aux autres et pour les autres. Malade, vous avez été contraint de n'exister que par vous-même et pour vous-même. Vous êtes-vous senti au bord de l'abîme ? L'hyperactivité, enivrante et propre aux entrepreneurs, manifeste-t-elle aussi la peur d'être face à soi-même, dans la nudité et l'authenticité d'une relation qui peut effrayer ?

Je dois le reconnaître : me retrouver ainsi seul face à moi-même fut parfois très « flippant » ! J'ai alterné les hauts et les bas, au gré d'une rééducation quotidienne - avec les médecins, les orthophonistes, et surtout seul - de six à huit heures. Les premiers mois furent ceux du refus et surtout de l'acharnement à contester l'évidence. « Pourquoi moi ? Je ne l'ai pas mérité ! » Parfois aussi je fus tenté d'abandonner, démoralisé par cette fatalité à mes yeux injuste, ébranlé par un léger recul dans une reconstruction que l'on imagine linéaire. Mais je demeurais tout entier concentré sur les progrès à accomplir, sur l'objectif prioritaire : retrouver le langage, et aussi une mécanique de calcul mental et de mémorisation des chiffres que je savais hors du commun mais qui avait disparu - je n'y suis d'ailleurs pas totalement parvenu, mais j'ai su accepter l'inéluctable, ce dont autrefois j'aurais été incapable.

C'est seulement dans un deuxième temps, et petit à petit, que chaque instant devint l'opportunité de réfléchir à soi, aux autres. À tout. Chaque pas sur le GR 5 fut l'occasion de penser, de me parler sans urgence ou la nécessité de conclure immédiatement, de laisser une réflexion en l'air, de la reprendre plus tard, le lendemain... ou jamais ! Je me plongeai dans le bonheur de la solitude, dans celui des nuits à la belle étoile et des aurores splendides sur des canaux recouverts de brume, dans celui des ruisseaux dans lesquels on plonge ses pieds endoloris par une journée de marche ou on recueille de quoi se rafraîchir, dans celui de croquer un sandwich au sommet d'un col qui dévoile un sublime décor... Oui, là notamment, j'ai goûté au bonheur, même troublant parfois, d'être face à moi-même et avec moi-même. Nécessairement, ensuite on est autrement avec les autres.

L'écoute des autres, la conscience de l'apport des autres, ne m'étaient bien sûr pas étrangères ; mais dorénavant elles occupent une place centrale dans mon approche de la vie, y compris bien sûr professionnelle. Et elles participent à donner consistance et réalité à la pensée de Sénèque : « Seul l'arbre qui a subi les assauts du vent est vraiment vigoureux, car c'est dans cette lutte que les racines, mises à l'épreuve, se fortifient ».

==>J'étais Un Homme Pressé par Christian Streiff - Éditions Le Cherche - Midi - 147 pages - 15€ - Mai 2014.









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