XVMe1c9211c-8e0b-11e5-8ff0-3246b25e7c19.jpgNormalien, Abdennour Bidar est agrégé et docteur en philosophie. Il est chargé de mission à l'Éducation Nationale et est l'auteur de plusieurs ouvrages «Plaidoyer pour la fraternité» ( Albin Michel) et «Lettre ouverte au monde musulman» (Les Liens qui Libèrent). Son dernier ouvrage vient de sortir en mai 2016 :" Les Tisserands" (Les Liens qui Libèrent).

Faces à la morosité ambiante, les Tisserands ont décidé d'agir. Partout, chacun à son échelle, chacun avec son réseau, ils ont répondu à l'urgence cruciale de recréer toutes les lies nourricières de la vie humaine, notamment trois : le lien à soi, avec notre moi profond, le lien de fraternité et de coopération avec les autres, le lien d'émerveillement et de méditation à la nature. Au cœur même de notre époque désenchantée, ils préparent ainsi le ré-enchantement. Car leur tissage patient, souvent modeste, toujours vital, propose enfin quelque chose comme le projet de civilisation que nous attendons tous. En effet, ce qu'ils font n'est pas seulement neuf mais très puissant, très universel, parce qu'il répond au besoin de sens et à un humanisme partageable et sans frontières qui est au cœur de notre époque.
Mais ces Tisserands ont-ils conscience de leur force, de leur nombre, et de l'ampleur de la grande réparation du monde humain qu'ils ont commencé silencieusement d'initier ? Pour l'heure non : ils sont trop séparés les uns des autres, ils agissent sur trop de plans – spirituel, social, écologique – pour qu'il leur ait déjà été possible de se rencontrer, de se reconnaître et d'unir leurs forces en synergie décisive. L'objectif de ce livre naît de là, de la volonté de "relier tous ces relieurs" en leur offrant ici l'un de leurs premiers points de ralliement et d'union.

Quelques extraits d'interviews

Le tissage suppose une trame commune alors que le patchwork est fait de pièces disparates mais liées ensemble : cette image n’aurait-elle pas été plus pertinente ?

Les «patchworkers», ça sonnait moins bien ! C’est justement le pari de ceux que j’appelle les «tisserands» de trouver un dénominateur commun que chacun peut s’approprier de mille et une manières. Qu’est-ce qui peut relier sans aliéner ? C’est précisément la vie reliée qui passe parce que j’appelle le «Triple Lien» : à soi, aux autres et à la nature. Le lien à l’autre peut se cultiver dans la totalité de nos engagements sociaux, que ce soit au sein d’associations comme Primavera que je vais voir à Uzès, que ce soit à l’école comme professeur, parents d’élève, ou élève, que ce soit au travail ou dans l’espace culturel. J’ai voulu mettre l’accent sur ceux qui retricotent ce lien social et culturel à des toutes petites échelles, avec des buts très modestes. Faire que la communauté turque ou maghrébine discute à nouveau avec les bourgeois du centre-ville. Ces gens existent partout en France : vous en tant que journalistes, le commerçant, le professeur. Tous ces gens qui s’engagent socialement à partir d’une certaine éthique du partage.

Vous critiquez la société individualiste et pointez un «superégoïsme» ambiant. Est-ce vraiment le problème quand on constate que les sociétés arabo-musulmanes souffrent justement du peu de place accordée à la liberté individuelle ?

C’est juste. D’un côté, il y a l’individualisme de nos sociétés et de l’autre, l’enfermement dans une idéologie religieuse. Il reste à faire le trajet vers l’émancipation de l’individu et l’affirmation de la liberté de conscience qui a comme traduction politique la démocratie ou le règne d’un pluralisme politique. Cela dit, j’ai l’impression de me retrouver entre deux extrêmes avec d’un côté des individus hyperatomisés qui doivent réinventer ce que l’on appelle du vivre ensemble, et de l’autre côté, quelque chose de commun très fort, mais qui à pour prix l’aliénation des individus. Yadh Ben Achour parle de «l’orthodoxie de masse». La grande équation contemporaine est : «Comment être libre ensemble». Les liens que nous tissons entre nous doivent précisément alimenter notre liberté. C’est l’obstacle devant lequel nous sommes.

Que peut apporter aujourd’hui la figure de Mahomet ? C’est une question fondamentale. Mahomet est un méditatif qui aménage dans son existence un retour sur soi. Cela a quelque chose de méta religieux, c’est Rousseau et les Rêveries du promeneur solitaire. L’image du lien à soi qu’on peut retrouver quand on a un moment de solitude, dans la nature.
Mahomet est aussi continuellement interrogé par des gens de sa communauté, «que dois-je faire ?» c’est quelqu’un qui produit du sens mais jamais de façon préconçue. Il s’agit de trouver par soi-même un sens du Juste, du Vrai et du Bien.

Libération Par Philippe DOUROUX et Anastasia Vécrin — 5 mai 2016


Qui sont ces Tisserands que vous évoquez dans votre livre et qui pourraient réparer le monde d'aujourd'hui et construire celui de demain?

Les Tisserands sont les nouveaux résistants. Toutes celles et tous ceux qui à bas bruit sont en train justement de «réparer ensemble le tissu déchiré du monde». Tous ceux qui dans leur mode de vie, leurs engagements personnels, associatifs ou professionnels travaillent modestement, patiemment, opiniâtrement, à retricoter ou renouer tel ou tel de nos trois grands liens nourriciers, qui nous font grandir en humanité - nous élever ou nous éveiller comme je le disais précédemment: le lien à soi-même, le lien à autrui, le lien à la nature et à l'univers. A chaque fois un lien qui libère en nous une vie plus haute, une vitalité plus grande. Le lien à soi, c'est le lien d'écoute de nos aspirations profondes - de nos petites voix et voies intérieures. Le lien à l'autre, c'est le lien de paix, de justice et d'amour - qui se cultive, car pour plagier Erasme «on ne naît pas fraternel on le devient». Le lien à la nature, c'est non seulement sa protection mais ce qu'elle nous inspire comme émerveillement, méditation, participation poétique et mystique à quelque chose qui nous appelle et nous dépasse.
Les Tisserands sont tous ceux d'entre nous qui redécouvrent aujourd'hui ces trésors, et qui ont entrepris de les faire partager… Tous les engagés au service de ce triple lien - contre toutes les «déchirures» que nous subissons et dont on a parlé plus haut: système économique qui contraint chacun à ne penser qu'à lui-même, selon une «loi du plus fort» ; système de «valeurs» matérialistes qui nous impose des désirs standards et ne nous apprend pas à écouter notre intériorité, notre singularité, à relier moi social et moi profond ; et bien sûr système de saccage de la nature, et autisme généralisé vis-à-vis de ce qu'elle aurait à nous apprendre - du beau, de la vie, et de l'immortalité.

Une nouvelle organisation sociale est-elle en germe de manière souterraine?

Oui une nouvelle organisation sociale fondée sur la culture de nos liens pourrait émerger parce que nous sommes arrivés à un point d'insupportable, un point de rupture, dans l'ancien système qui domine encore: trop d'égoïsme, trop d'individualisme, trop d'inégalités, trop de concentration urbaine loin de la nature, etc. Je ne suis pas sûr que l'être humain soit encore assez sage pour changer «pour de bonnes raisons», c'est-à-dire simplement par choix moral. Il change plutôt lorsqu'il ne peut plus faire autrement, c'est-à-dire sous la contrainte de la détresse - au pied du mur. Or c'est bien une impasse de civilisation à laquelle nous aboutissons aujourd'hui, après deux siècles qui ont «surfé» sur la vague des progrès technoscientifiques et sociopolitiques impulsés par l'Occident.
Aujourd'hui tout cela est hélas essoufflé, dévitalisé, et la prise de conscience se propage qu'il faut «ajouter un étage à la fusée» pour redynamiser nos progrès déjà acquis. Ce que j'appelle l'étage spirituel: un sens de la vie partageable par tous, qui indique à la fois un projet de civilisation et pour chacun un trajet d'accomplissement personnel.

Peut-on tisser des liens avec tout le monde ?

Je passe mon temps à batailler avec l’islam fondamentaliste. Je ne vais pas tisser des liens avec cet islam-là. Mais il faut par ailleurs tisser assez de liens qui nous mettent à l’abri de cette gangrène. Nous devons construire une nouvelle culture de la restauration face à la déchirure du monde qui se manifeste par des fractures sociales ou des guerres culturelles.

Vous avez également écrit un petit livre consacré à la laïcité. En quoi ce principe peut-il nous aider à nous réconcilier?

La laïcité est une goutte d'eau dans l'océan de ces questions. Mais je pense qu'elle est le cadre politique le plus propice pour faire vivre en bonne intelligence des athées, agnostiques et croyants. A cet égard, il faut répéter qu'elle n'est pas une lubie française mais l'explicitation complète du projet démocratique. La démocratie, en effet, c'est le gouvernement des êtres humains par eux-mêmes (du peuple par le peuple pour le peuple). Autrement dit ce qui fait la loi en démocratie c'est le dialogue des consciences et des raisons, et non pas les dieux, pas les textes sacrés. C'est en ce sens que Jaurès disait que la démocratie est laïque par essence. Elle nous offre le cadre dans lequel chacun est garanti que ni l'Etat ni une religion n'auront le pouvoir de lui interdire ou de lui imposer quoi que ce soit en matière de conviction existentielle. A l'intérieur de ce cadre, nous pouvons donc être libres ensemble - mêmes droits, et mêmes devoirs de respecter la liberté d'autrui, l'intérêt général.
A nous d'utiliser la sécurité, la «paix convictionnelle» que nous garantit cette clé de voûte pour entreprendre enfin d'être ces Tisserands qui réparent tous les liens endommagés, et qui redonnent tous ensemble un «droit de cité» au spirituel le plus libre, le plus ouvert - hors tous les dogmes et sectarismes.

Le Figaro • Par Alexandre Devecchio - 6 mai 2016


livre_affiche_483.png "Je suis, tu es, vous êtes, nous sommes Tisserands", c'est-à-dire de ceux qui œuvrent aujourd'hui à réparer tel ou tel pièce du grand tissu déchiré du monde humain : fractures sociales, conflits religieux, guerres économiques, divorce entre l'homme et la nature, etc… Après le succès de la Lettre ouverte au monde musulman – plus de 20.000 ex – Abdennour Bidar a décidé de mettre à l’honneur et de « relier tous ces relieurs » qui réparent et construisent le monde de demain.

Les Tisserands Abdennour Bidar (Auteur) Paru le 4 mai 2016 Essai (broché) - 16€