php7JeVL1.jpg*Nous sommes le 9 février 2021. Jean-Claude Carrière a tiré sa révérence à la terre, aux hommes, en plein sommeil. Il avait 89 ans ! Il n'était pas malade, peut-être fatigué, peut-être lassé de ce virus provoquant une pandémie, de la crise qu'il pressentait....
En juillet 2013, je l'avais interviewé pour mon livre "L'avenir est en nous" et il me disait : " Autant je ne crois pas au danger de guerres humaines, autant je sens s’approcher, dans les trente à quarante ans à venir, une crise écologique, une crise dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire de la vie même de la planète et de nos rapports avec elle. Et rien n’a été fait. Nous sommes lancés dans une course à l’énergie et au profit qui nous aveugle, et peut nous précipiter dans une crise, non brutale, mais longue, lente et… grave…".
Il y a plus de sept ans ! Quelle prémonition !

En hommage, ci-dessous son interview, accordé pour mon livre "L'avenir est en nous" (1)

Jean-Claude Carrière, Dame Sagesse vous a invité à sa table et désirerait mieux vous connaître.

Comment vous présenteriez-vous ?
Je suis un homme âgé, expérimenté, essayant de se délivrer de toute espèce de croyances.

Avez-vous vécu une expérience déterminante qui a modifié, changé votre parcours de vie ? Cette expérience vous a t-elle amené à prendre des décisions qui orientent encore votre vie? Mon parcours professionnel de vie a été heureusement et, constamment, bousculé par Pierre Etaix, Luis Buñuel, Peter Brook et ne cessera, je l’espère, jamais de l’être. J’ai toujours considéré ma vie comme une ligne brisée plutôt qu’une ligne droite, riche de rencontres et de très beaux hasards.
Je n’ai pas eu de tragédie personnelle, seulement des épreuves, comme tout le monde, mais rien de traumatisant. Très vite j’ai compris que j’étais né dans le seul siècle à avoir inventé de nouvelles écritures, de nouveaux langages, et j’ai désiré tenter de les explorer tous et ce, encore aujourd’hui. Ma vie peut sembler désordonnée, car elle paraît aller du théâtre au cinéma, de la littérature à l’opéra, sans oublier la chanson. Souvent on me demande : « Mais qui es-tu ? ». Ma réponse est toujours identique : « Je suis ce désordre » (d’ailleurs, c’est le titre de mon dernier livre Désordre).
Je me méfie beaucoup des gens ordonnés, de ceux qui ordonnent leur vie. Dans la préface de mon dernier livre, je mentionne qu’il est très difficile de choisir sa vie au départ, car nous devons, en premier, la vivre. Par contre, à quatre-vingts ans, oui, je m’offre le luxe de ne retenir que les moments de mon existence qui m’ont le plus intéressé.

Quelle est votre vision du monde actuel ?
Je suis un écologiste de la première heure. Autant je ne crois pas au danger de guerres humaines, autant je sens s’approcher, dans les trente à quarante ans à venir, une crise écologique, une crise dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire de la vie même de la planète et de nos rapports avec elle. Et rien n’a été fait. Nous sommes lancés dans une course à l’énergie et au profit qui nous aveugle, et peut nous précipiter dans une crise, non brutale, mais longue, lente et… grave.
J’observe autour de moi ce qui se passe depuis longtemps. Tout ce que nous disions déjà, et avant 1968, rien, absolument rien, n’a été entrepris. L’écologie s’est égarée dans la politique.

Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attaché ? De quelles manières les rendez-vous vivantes ?
Le mot valeur est à mon sens une invention humaine, il peut même être dangereux avec sa connotation chrétienne. N’est-il pas téméraire de faire intervenir la métaphysique et la croyance dans le comportement humain ?
Je ne suis pas un théoricien, mais un pragmatique, qui se méfie de certains mots, tel « valeur », « idée »… Ce ne sont que des mots. Seulement des mots. Nous vivons avec ceux-ci et beaucoup d’entre nous s’en contentent. Les auteurs sont souvent plus à même d’apprécier ce que cache un mot. Quand j’ai adapté le Mahabharata (épopée de la mythologie hindoue rédigée en sanskrit) pour Peter Brook, j’avais dressé une longue liste de termes français que je m’interdisais d’utiliser. Par exemple, si vous employez, ici, le mot noble, vous voyez en fait intervenir un aristocrate français du dix-huitième siècle. De même pour le mot prophète, où on imagine un prophète juif à grande barbe… Or ces images sont étrangères à cette épopée hindoue. Il y a ainsi toute une série de mots qui sont marqués, colorés par des images hérétiques.
En fait, j’essaie tout simplement d’être fidèle à un certain nombre de personnes autour de moi, de ne pas être malhonnête envers moi-même, de vivre de mon mieux et de bien faire mon travail. Seule la beauté trouverait de l’importance à mes yeux.

À ce jour, que désireriez-vous transmettre ?
Je dirais la clairvoyance dans son travail. Dans ma vie, ce qui m’a toujours passionné, est la réflexion sur mon travail, ma responsabilité, les outils utilisés. La clairvoyance est la persistance dans mon travail.
Je peux même être maniaque à l’égard de moi-même, surtout depuis qu’existe l’informatique. En fait, j’ai beaucoup de mal à terminer un texte, à écrire le mot « Fin ». La correction est si facile sur un ordinateur. Il est là, il vous tente, il est si plein de tentations, et « si tu mettais ceci et cela, et… »
Bien sûr, je l’utilise, mais pour les scènes vivantes, les scènes de dialogue, je rédige toujours à la main un premier brouillon, car il manque quelque chose d’essentiel à l’ordinateur et c’est le brouillon. En fait, l’ordinateur ne l’aime pas et dans ce dernier, n’y a-t-il pas le mot ordre ?

À la lumière de votre expérience, que vous inspire cette déclaration : « Nous sommes tous des compagnons de voyage » ?
À mes yeux, cette phrase est « banale », seul le mot « tous » est important. Qui que nous soyons, et où que nous vivions, nous appartenons à la même espèce. Est-ce que dans ce “tous” sont compris les minéraux, les végétaux, les animaux ? C’est la question que j’aimerais poser à l’auteur de cette phrase.
Nous sommes tous embarqués sur la même planète et, pour l’instant, nous ne voyons pas comment nous pourrions aller ailleurs, et pourquoi. Si on me proposait d’aller passer un week-end sur la planète Mars, je répondrais négativement. Cela doit y être formidablement ennuyeux et la terre est si passionnante. Elle est captivante et à tous points de vue, et de la même manière, l’espèce humaine est fascinante, tant dans ses aventures que ses mésaventures, ses détours, ses cruautés, ses drôleries…
Ce qui est frappant dans ce voyage, dans notre voyage, c’est qu’il comprend des étapes. Nous savons tous que nous allons mourir, que nous venons du néant, et que nous y retournerons. Que faire alors de cette petite étape qui est la nôtre ? Comment nous situer ? Laisserons-nous quelque chose ? Avons-nous participé aux frais du voyage ? Est-ce que nous avons tenté de l’améliorer, d’y apporter quelques petits bouts de paysages supplémentaires ou nous sommes-nous contentés de voyager ? Je me pose tous les jours ces questions.
Il y a une phrase de Saint Jean de la Croix (dans une lettre adressée à Thérèse d’Avila) que j’aime beaucoup : « Nous ne voyageons pas pour voir, mais pour ne pas voir » ! En effet, nous sommes nombreux à voyager pour ne pas voir, à mettre entre ce que nous visitons et nous-mêmes une caméra, un appareil photo, sans oublier ceux qui se perdent eux-mêmes dans le voyage.


Plutôt qu'une photo, j'ai préféré un Instantané !

Dites-nous, Jean-Claude Carrière…

Quel est votre mot préféré ?
Il change tous les jours.

Quelle est votre fleur préférée ?
L’hortensia.

Quelle est votre musique préférée ?
La musique indienne.

Quel est le lieu qui vous inspire ?
La pièce où je travaille.

Quel est le livre qui vous a le plus marqué ?
« Notes de chevet », de Seï Shônagon.

Y a-t-il une personne qui vous a particulièrement inspiré ?
Shakespeare.

Quel est votre héros ou votre héroïne ?
“Draupadi” – figure féminine centrale dans le Mahabharata.

Quelle personne désireriez-vous rencontrer ?
J’ai longtemps espéré que Fellini me téléphonerait. Par ailleurs, je suis plus tenté par Ava Gardner que par Marilyn Monroe ; j’aime la femme secrète.

Qui aimeriez-vous être ?
J’aimerais être moi-même soixante ans plus tôt.

Quel est votre rêve de bonheur ?
Je suis heureux. Je prends tous les jours quelques minutes, seul, pour apprécier mon bonheur, car le bonheur ne peut pas exister sans qu’on ne prenne le temps de l’apprécier.

Si vous aviez une devise, quelle serait-elle ?
« Si tu fais une chose, fais-en une autre ». Et « Il faut joindre l’agréable à l’agréable ».

Si vous rencontriez Dieu, que lui diriez-vous ou que désireriez-vous qu’Il vous dise ?
Il me dirait : « Tu vois bien que je n’existe pas ! ». Et je n’aurais rien à lui dire.

Jean-Claude Carrière se définit comme un “conteur d’aujourd’hui”, mais il est aussi écrivain, scénariste, dramaturge, voyageur, observateur du monde… Il se partage entre le cinéma et la littérature. Derniers livres : 38 contes philosophiques (Larousse, 2012) ; Mémoire espagnole (Plon, 2012) ; Désordre (André Versailles, 2012) ; Conversation avec Jean-Jacques Rousseau (Plon 2013)…

  • photo 2009 - Xavier Bertral

(1) Avenir-plat1.jpg L'Avenir est en nous (page 153) - Marie Clainchard ; Edition Dangle - 300 pages, 20€.
L'interview de Jean-Claude Carrière est en page 65.

Quarante-trois aventuriers de l'existence et amoureux de la sagesse (Stéphane Hessel, Boris Cyrulnik, Pierre Rabhi, Jean-Marie Pelt, Magda Hollander Lafon, Philippe Pozzo di Borgo…) ont accepté de s'ouvrir en toute authenticité, simplicité et humanité. Ils évoquent leurs expériences et leurs vécus, leurs découvertes, partagent leurs espérances, transmettent leurs valeurs…