images.jpg

Pour une Sagesse Vivante

Le 6 septembre 2014, autour d'une table ronde et accompagné par cinq "Aventuriers de l'Existence", Marc Halévy partagera sa vision de la sagesse, la manière dont il essaye de la rendre vivante en lui et dans ses secteurs d'activités et de recherches. ( au Forum 104, 104 rue de Vaugirard - 75006 Paris, de 14h à 18h).

Il sera entouré par Nadège Amar, Véronique Desjardins, Hesna Cailliau, Père André Marie et Pir Zia Inayat Kahn. Ces six aventuriers de l'existence ont témoigné dans mon livre L'Avenir est en nous (Editions Dangles).

Marc Halévy est un physicien de la complexité et un philosophe de la spiritualité. Depuis trente-cinq ans, il élabore des théories, modèles et méthodes pour les processus complexes et les applique aux systèmes socio-économiques humains. Derniers livres parus : Le Sens du divin. Au-delà de Dieu et des dieux (Dangles, 2011) ; Noétique, vers la société de l’intelligence (e-book chez manager-positif, 2012) ; Petit traité de la joie de vivre. Se réaliser ici et maintenant (Dangles, 2012) ; Petit traité du sens de la vie (Dangles, 2013) ; Nietzsche. Prophète du troisième millénaire ? (Oxus, 2013) : Petit traité de la liberté de vivre. Dé-chaînez-vous (Dangles, 2014)

Témoignage de Marc Halévy

« Le plaisir se prend. Le bonheur se reçoit. Mais la joie se construit… »

Marc Halévy, Dame Sagesse vous a invité à sa table et elle désirerait mieux vous connaître.

Comment vous présenteriez-vous ?

Je pense que c’est pour un exercice de sincérité et de transparence que j’ai été invité à cette table, pas pour sombrer dans le lénifiant ou étaler la pommade sirupeuse et parfumée des mots qui chantent, n’est-ce pas ? Naissance à Bruxelles (par pur hasard) dans une famille juive sépharade « du Nord » (exilée à Amsterdam en 1492… comme Spinoza…) et traumatisée par la Shoah (ma mère est la seule rescapée de sa famille et mon père, apatride, rescapé de Treblinka, est mort deux mois avant ma naissance).

Éducation dans les valeurs juives mais loin de toute pratique religieuse : mes trois racines enfantines dans la judéité sont le goût de l’étude, le goût de la cuisine méditerranéenne et le goût de la mystique (Le Cantique des cantiques). Adolescence rebelle, athée et militante, mais passionnée de physique théorique et de mathématiques.

Études supérieures sans intérêt ni passion jusqu’à la rencontre avec Ilya Prigogine en 1973 (il a été mon mentor jusqu’en 1982 et j’ai vécu de près son prix Nobel en 1977) : passion définitive pour la physique des processus complexes qui induit une cosmologie et une métaphysique en totale opposition avec la physique classique. Prigogine me donne à lire Le Tao de la physique de Fritjof Capra : coup de foudre. Il est donc possible d’allier spiritualité, cosmologie, complexité et non-théisme (je croyais être athée, mais je n’étais qu’antithéiste, c’est-à-dire refusant l’idée d’un Dieu personnel et surnaturel). Cette passion pour le Tao perdure depuis trente-cinq ans.

J’entame un cursus en « Philosophie et histoire des religions » et retrouve le judaïsme au travers du Rabbi Touati qui deviendra mon maître et m’initiera à la Kabbale comme spiritualité panthéiste (ou panenthéiste).

Aujourd’hui, j’ai soixante ans et je crois avoir réussi, au moins pour moi, à intégrer, dans une pensée unifiée, science, mystique, philosophie et vie pratique au sein du monde humain. Je travaille beaucoup sur le changement de paradigme que nous vivons, ses implications économiques, sociétales et éthiques et les fondements de la nouvelle philosophie de vie qui est en émergence.

Je suis pour la démocratie, mais contre le suffrage universel.

Je suis pour l’équité, mais contre l’égalité.

Je suis pour la bonté, mais contre la pitié.

Je suis pour le préceptorat, mais contre tous les assistanats.

Je suis pour les spiritualités et les mystiques, mais contre les religions.

Je suis pour la science, mais contre le scientisme et le « technologisme ».

Je suis pour le réel contre tous les idéalismes.

Ni utopies, ni nostalgies.

Ni angélismes, ni diabolismes.

Ni optimisme, ni pessimisme, hors mon pessimisme quant à l’avenir de l’optimisme et mon optimisme quant à l’avenir du pessimisme.

Avez-vous vécu une expérience déterminante qui a modifié, changé votre parcours de vie ? Cette expérience vous a-t-elle amené à prendre des décisions qui orientent encore votre vie ?

Chaque jour qui naît est une expérience déterminante. Je crois beaucoup plus au cheminement patient qu’aux expériences subites. C’est la grande distinction que le taoïsme a faite et dont son héritier, le zen, a tiré ses écoles sôtô et rinzaï. L’illumination, le coup de génie, l’idée rarissime existent, certes, mais ce n’est pas cela qui tisse le réel dans sa densité. Je crois infiniment à la richesse et à la valeur de la quotidienneté, de la banalité qui n’apparaît telle que parce que l’on n’y porte guère attention. Je n’aime pas le spectaculaire parce que je n’aime pas le spectacle. Je n’aime pas l’extraordinaire parce que j’aime trop l’ordinaire qui m’émerveille bien plus.

C’est un réflexe infantile que de ne voir que ce qui brille, que ce qui détonne, que ce qui surprend. Je suis trop adulte et j’ai trop à faire avec le banal du quotidien pour m’y attarder. Quant aux grandes décisions qui marquent toute une vie, ce ne sont pas des décisions rationnelles. Un mot, parfois, utilisé dans un tout autre contexte souvent, suffit à enclencher un processus infini. Un fait aussi, parfois d’une extrême banalité. Les mots et les faits jouent un rôle de déclencheur, mais seulement si les dispositions intérieures, les fermentations secrètes de l’âme sont prêtes à les recevoir. C’est celui qui cherche beaucoup qui, parfois, trouve… un peu. Et pas toujours ce qu’il croyait chercher. L’effet de sérendipité est fréquent, tant en matière scientifique que spirituelle.

Quelle est votre vision du monde actuel ?

Nous vivons une immense et profonde mutation paradigmatique. Ce n’est ni la première, ni la dernière. La dernière en date fut la Renaissance qui nous fit passer de l’économie agraire de la féodalité à l’économie marchande de la modernité. La plus profonde fut la révolution néolithique qui nous fit basculer d’une vie de chasseur-cueilleur à une vie d’éleveur-agriculteur. Chaque fois, s’entrechoquent utopie et nostalgie, utopistes et nostalgiques. Le déclin de la logique passée, quoique irréfragable et irréversible, induit des résistances, parfois désespérées, parfois opiniâtres, parfois délétères. De tels bouleversements ne se déroulent jamais sans douleur. Et plus ils sont artificiellement retardés, plus ces douleurs sont vives et profondes. On ne peut retarder impunément l’enfantement d’un monde nouveau, arrivé à terme.

Ce qui caractérisa la modernité, c’est-à-dire le paradigme que nous quittons, c’est de s’être fondée sur une religion du progrès et de la libération par la rationalité. Ces trois notions clés sont aujourd’hui usées, vides, entachées des barbaries du XXe siècle. Bref : la modernité et son paradigme sont un échec. D’ailleurs, cette modernité qui s’effondre déjà, subit, pour qui sait ouvrir les yeux et cultiver la lucidité, quatre ruptures majeures, toutes irréversibles. Chacune de ces ruptures appelle une réponse qui deviendra un des piliers du nouveau paradigme émergent.

– Une rupture écologique…

Jusqu’à la révolution industrielle du XIXe siècle, lorsqu’il n’y avait encore qu’un milliard d’humains sur terre, les activités humaines n’étaient que négligeables face à la biosphère qui parvenait, sans trop de problème, à renouveler les ressources naturelles consommées par l’homme et à se régénérer malgré ses bêtises locales.

Mais la démographie s’est mise à galoper… 1900 : 1,7 milliard, 2000 : 6 milliards, 2013 : 7,5 milliards, 2050 : 10 milliards. Cette affolante exponentielle dépasse, et de loin, les capacités de régénérescence de la terre qui, tous calculs faits, ne peut porter durablement qu’entre un milliard et un milliard et demi d’humains. Aujourd’hui, nous sommes déjà six milliards de trop et nous avons consommé 80 % des ressources naturelles non renouvelables que la terre avait mis des centaines de millions d’années à accumuler dans ses flancs. Depuis le début des années 2000, nous avons franchi le point de non-retour et nous sommes entrés dans une logique définitive de pénurie sur toutes les ressources naturelles essentielles (eau douce, énergie, terre arable, métaux et terres rares, métaux non ferreux, etc.).

Cette logique pénurique nous impose, sans discussion possible, si l’humanité veut survivre au-delà des deux ou trois générations qui viennent, une double décroissance : une décroissance économique et une décroissance démographique. Les deux vont de pair. Un effort dans une direction est vain sans effort dans l’autre. Démographiquement, la fécondité nette doit descendre en dessous d’un enfant par couple pendant au moins trois générations pour réduire la population mondiale au huitième de ce qu’elle sera, et redescendre aux alentours d’un milliard d’humains. Économiquement, la frugalité doit devenir le maître mot de tous nos comportements : faire beaucoup mieux avec beaucoup moins, se limiter à l’essentiel et à l’indispensable, et renoncer à tous les superflus, à tous les accessoires.




– Une rupture technologique…

La révolution numérique, en permettant la connexion de tous avec tous, tout le temps, et en centuplant l’intensité et la fréquence de tous les flux, a définitivement transformé nos manières de vivre, exactement comme le passage néolithique du chasseur-cueilleur à l’éleveur-agriculteur a bouleversé toute l’éthologie humaine. Pour le dire d’un mot, ce saut technologique a induit un énorme saut de complexité. Toutes les organisations humaines doivent répondre à ce saut, à cette accélération drastique de tous les temps de vie. Cela implique l’abandon de tous nos anciens modèles organisationnels construits sur cette pyramide hiérarchique, trop lente, trop lourde, trop rigide pour faire face aux déferlantes informationnelles et événementielles. Cela implique une réorganisation de tout, sur le modèle du réseau, c’est-à-dire d’une mosaïque de petites communautés autonomes en interactions fortes entre elles, et fédérées par un projet global… Cela est vrai pour les communautés de travail (les entreprises qui passeront majoritairement au télétravail), comme cela est vrai pour les communautés de vie et les communautés citoyennes. L’État central national est mort et disparaîtra ; les centres de pouvoir, tant économiques que politiques, académiques ou médiatiques, seront locaux, dans une logique de proximité.

– Une rupture économique…

Le modèle économique américain, exporté et imposé au monde entier après la Seconde Guerre mondiale, est construit sur la marchandisation et la financiarisation généralisées. Tout peut s’acheter et se vendre, et tous peuvent spéculer sur tout et n’importe quoi. Logique de la facilité, de l’argent facile à l’école facile, en passant par l’endettement facile et l’appropriation facile. Ce modèle a atteint ses limites en démontrant, en deux décennies, à quel point il est délétère, destructeur de tout, de vie, d’esprit, d’âme et de sens. Ce modèle doit être abandonné de toute urgence car il est fondé sur le double pillage des ressources naturelles et des forces humaines. Cela implique, d’abord, l’éradication impitoyable de toute l’économie spéculative et de la financiarisation du monde. Cela implique, ensuite, un passage radical de la valeur d’échange (prix bas) à la valeur d’usage (utilité durable). Cela implique, enfin, l’abandon du modèle industriel construit sur le gigantisme, la massification et les économies d’échelle, et l’invention d’un modèle néo-artisanal bâti sur la virtuosité, la qualité et la perfection.

– Et une rupture philosophique…

Après avoir cru que son bonheur lui viendrait de la religion, de l’État, des idéologies, des techniques et de l’hyperconsommation, l’homme d’aujourd’hui commence enfin à comprendre que le bonheur ne vient jamais de l’extérieur et qu’il se construit de l’intérieur. La joie de vivre est un état d’esprit, une volonté active, une attitude permanente.

Le plaisir se prend. Le bonheur se reçoit. Mais la joie se construit.

Il ne faut plus rien attendre du monde qui nous entoure : il n’y a rien à recevoir. Le secret de la joie de vivre est simple, depuis que Spinoza l’a définitivement éclairci : la joie est la conséquence de l’accomplissement de soi, de la réalisation de tous nos possibles intérieurs, de l’exploitation de tous nos talents, de tous nos potentiels. Et, en nous accomplissant « du dedans », nous rayonnons et nous facilitons l’accomplissement et la joie de ceux qui nous entourent, comme par contagion. Ce ne sont pas les autres qui nous rendent heureux, c’est nous qui les rendons joyeux.

Le monde réel est là, donné, ouvert, offert. Il est un immense champ de possibles structurés autour d’un champ de contraintes et d’impossibles. Nier ces contraintes et ces impossibles, et fuir le réel dans des utopies ou des idéologies, bref dans des idéalismes, est catastrophique pour tous et pour chacun. La joie de vivre passe par l’assomption jubilatoire du réel de tous et du destin de soi (le destin propre de chacun est de s’accomplir en plénitude, tel que l’on est, avec ce que l’on a). Macroscopiquement, cela signifie qu’est en train de se produire un passage des religions dualistes et idéalistes du progrès et de la libération à des spiritualités monistes et spiritualistes de la joie et du bonheur…

Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attaché ? De quelles manières les rendez-vous vivantes ?

La solitude et le silence ! Les livres. La pensée. La Nature sauvage et tout ce qu’elle contient. Je sais : cette liste ne correspond pas à ce que l’on appelle, habituellement, les « valeurs » et pourtant, c’est ce qui vaut à mes yeux. Comme Montaigne, je ne crois pas aux valeurs morales ou humaines : tous les grands massacres de l’Histoire ont été commis en leur nom, par des bien-pensants qui vous parlent de paix, de bonheur, d’amour. Il faut relire La Généalogie de la morale de Nietzsche ou le Traité théologico-politique de Spinoza pour bien comprendre que toutes les « valeurs » morales ne sont que des armes de manipulation des masses. Chaque époque a eu les siennes pour justifier ses oppressions, ses tueries, ses persécutions, ses génocides.

Aujourd’hui, le cynisme et l’angélisme se regardent en chiens de faïence. Le cynisme de « ceux qui prennent » (cf. le film Instinct ) et l’angélisme de ceux qui touillent dans la soupe humano-spirituelle du « aimez-vous », du « lien social », du boboïsme à la mode.

Je n’ai aucun goût pour le cynisme des prédateurs qui saccagent tout. Mais je n’ai pas non plus de temps à perdre avec les billevesées bobos qui ne sont rien d’autre que des resucées christiques. Il y a un nouveau paradigme, un nouveau monde, une autre Vie à construire ; et ce sera douloureux ; et beaucoup resteront au bord du chemin, en deçà du seuil.

Voilà pour mes « valeurs ». Par contre, je peux être intarissable sur tout ce qui m’insupporte (c’est mon approche apophatique des « valeurs »).
Notamment le dilettantisme et l’amateurisme en matière de connaissance spirituelle, philosophique ou scientifique.
Notamment, aussi, la promiscuité : je crois profondément que l’homme est un animal asocial qui a dû, pour survivre, se résoudre et se forcer à vivre en tribus ; aujourd’hui, cette obligation est levée, mais il reste les atavismes.
Notamment, encore, l’arrogance des ignorants, surtout lorsque ceux-ci, pour faire carrière politique, pratiquent le cynisme et la manipulation éhontée.
Notamment, en plus, la démagogie qui est l’issue fatale et logique de la démocratie lorsque le clientélisme, l’assistanat, le népotisme, le césarisme, le populisme et l’électoralisme priment tout le reste.
Notamment, encore, la violence imbécile des voyous ; ceux de la rue et des bas quartiers, ceux de la finance et des « affaires », ceux des idéologismes, des intégrismes et des fanatismes.
Notamment, enfin, la stupidité de ceux qui ne comprennent pas que la décroissance démographique et économique est indispensable, vitale et urgente, et que la Nature est la seule branche sur laquelle l’humanité est assise (la technologie déplace les problèmes mais ne les résout pas).

À ce jour, que désireriez-vous transmettre ?

Rien ! L’expérience et la connaissance sont des lanternes qui n’éclairent que celui qui les porte. J’ai écrit une quarantaine de livres. J’en écrirai certainement encore quelques-uns. Tout mon essentiel est là-dedans. Que celui qui a soif, boive !
Ma conviction intime et puissante est que tout ce qui est important doit se vivre, mais ne peut se dire. La vérité se vit, elle ne se dit pas. L’amour se vit, il ne se dit pas. La joie se vit, elle ne se dit pas. On pourrait continuer cette litanie avec d’autres mots comme extase, mystique, illumination, courage, force, etc. Symétriquement, tout enseignement est inutile tant que le disciple ne l’a pas fait sien en le vivant intensément, totalement, intimement. Ce n’est plus, alors, un enseignement… Il n’y a rien à enseigner. L’essentiel est indicible, ineffable, intransmissible.

À la lumière de votre expérience, que vous inspire cette déclaration : « Nous sommes tous des compagnons de voyage » ?

Si le « tous » inclut les arbres, les herbes, les libellules, les loirs et mes ânes, mes chiens et mes chèvres, alors j’adhère. Si ce « tous » se limite aux humains, alors je n’adhère nullement. C’est la Vie qui compte, pas l’Homme. D’ailleurs, l’Homme, avec un grand H, n’existe pas. Il n’y a que des humains, plus ou moins ratés, qui pillent et saccagent la Nature au lieu de la cultiver et de l’aimer. Tous les vivants sont des compagnons de voyage dans la Vie. Là, on est d’accord. Et s’il y avait beaucoup moins d’humains et beaucoup plus de Vie, cela ne serait pas plus mal. Comme on le voit, j’assume pleinement mon antihumanisme, en bon fils de papa Nietzsche .

L’homme sera respectable le jour où il assumera pleinement sa mission, sa seule justification sur terre : faire émerger l’Esprit au départ de la Vie. L’homme est un pont entre l’animal et le Surhumain, un pont entre la Vie et l’Esprit. Hors de là, il n’y a que des animaux humains, des prédateurs cruels et stupides, pilleurs de Vie.

Note : L'intégralité de cette interview est à lire dans mon livre L'avenir est en nous (Ed. Dangles) - Février 2014.