Propos recueillis par Édouard REIS-CARONA pour Ouest France - 7 mai 2020

Edgar_Morin.jpgÀ 98 ans, le sociologue, penseur et philosophe, docteur honoris causa de 34 universités à travers le monde, porte un regard particulièrement intéressant sur la crise du coronavirus et ses conséquences sur les activités humaines. Entretien.

Comme allez-vous après deux mois de confinement ?
On tient le coup. Ce confinement est un peu compensé par l’intensité de ce que je vis. Je lis beaucoup, je suis sollicité, j’essaye de donner une opinion que j’aimerais éclairée. Bref, je suis même davantage fatigué qu’en temps ordinaires. Je ne profite pas des bénéfices secondaires d’être chez moi. Mais tout cela me stimule parce que je sens, tout en étant enfermé, que je participe à une grande aventure, qui est celle du pays et même de l’humanité.

Vous prenez la situation comme elle vient, sans la subir ?
Ce n’est pas que j’avais envie de la vivre, mais une fois que j’y suis catapulté, j’essaie de la comprendre. Et comme j’ai l’impression que beaucoup de leçons qui arrivent correspondent à des idées que j’avais formulées depuis un certain temps, je me sens mobilisé. Notamment pour les choses que j’estime souhaitables pour notre pays et plus largement pour nous autres, les humains.

Vous dites souvent « Attends-toi à l’inattendu ». Vous êtes servis en ce moment…
(Sourire) On continue à être servi oui… Toutes les choses que l’on apprend nous ouvrent un nouvel inconnu. Prenons le virus : on reçoit de nouvelles infos tous les jours, ou presque. Brusquement, on découvre qu’il touche peut-être les enfants, ou bien qu’il pourrait se calmer avec l’été, comme la grippe. On est toujours dans cette sorte d’incertitude qui nous force à interroger le monde au jour le jour.

Il faut accepter cette part d’aléatoire, d’incertitude ?
C’est une leçon que j’ai tirée de ma vie parce que j’ai vécu beaucoup d’inattendus. Qui se doutait un an avant qu’un petit agitateur du nom d’Hitler prendrait le pouvoir d’une façon légale ? Qui s’attendait à la guerre d’Espagne, à la victoire de l’URSS sur les Allemands, à la guerre de Yougoslavie, aux attentats du 11 septembre ou à cette pandémie ? On peut faire des projections, bien entendu, écrire des scénarios, mais l’histoire est remplie d’inattendu et de tournants.

Maîtriser une situation, cela rassure pourtant…
Croire qu’on la maîtrise rend encore plus fragile. Quand Napoléon III a déclaré la guerre à la Prusse, il était certain de les écraser. Et c’est le contraire qui s’est passé. Il faut savoir qu’on n’est pas ailleurs. Avec ce virus, on nous disait qu’on était maître de la situation et, en fait, on ne l’était pas du tout.
Cette pandémie a provoqué une paralysie du monde qui montre que la crise est commune à tous. Je suis conscient depuis longtemps que la mondialisation a créé un destin commun pour tous les êtres humains, mais aussi des périls communs comme le péril nucléaire, les crises environnementales et sanitaires ou encore l’instabilité économique. Des processus qui arrivent avec les fanatismes de toutes sortes.
Nous savions que nous avions un destin commun, mais là, c’est montré d’une façon éclatante. On découvre aussi que, tout en étant interdépendants, il n’y a que peu de solidarité entre les États. Je suis un mondialiste sur le plan de la culture, de la coopération, mais sur le plan techno-économique, la mondialisation a montré des limites et a provoqué la peur des peuples qui se sont réfugiés dans leur identité. Elle a amené le contraire d’une solidarité.

Toutes ces crises ont des racines communes selon vous ?
Bien entendu, il y a des relais comme, par exemple, entre la crise écologique de la planète et cette pandémie. Le réchauffement climatique et cette énorme pollution ont des conséquences multiples. Il y a toute une série de phénomènes qui ont perturbé la vie animale et rendu des contacts plus étroits. Ce qui fait que des virus présents dans le monde animal ont pu sortir partout dans le monde vivant. Il est évident que ce processus tue. Il a provoqué un déchaînement de forces économiques, la dégradation de la biosphère. Notre impréparation à faire face est aussi à rechercher dans cette doctrine néolibérale qui consiste à réduire au maximum les pouvoirs de l’État. Notamment dans les services publics, en réduisant les budgets des hôpitaux par exemple. Cette politique des flux tendus a détruit les stocks. C’est le fruit d’une conception au service des intérêts économiques.

La crise économique qui s’annonce pourrait entraîner des régressions ?
On ne peut pas savoir mais on peut le penser. Quelle sera son ampleur ? On l’ignore. On peut penser aussi qu’il y aura une vague d’achats de tous les gens qui n’ont pas pu en faire pendant deux mois de confinement. Si on reprend le fil de l’histoire, que voit-on depuis une vingtaine d’années ? Partout, la crise des démocraties s’accroît. On voit des régimes néoautoritaires ou bien des chefs d’État démagogues, à la limite de la bizarrerie, comme aux États-Unis ou au Brésil. On voit l’accroissement des inégalités économiques et des révoltes populaires écrasées par des forces plus puissantes.
Ce processus régressif, qui touche aussi l’Europe, je pense à la Hongrie, peut être dangereux. Car les crises valorisent aussi bien l’imagination créatrice que la peur, le repli et la recherche de coupables, de boucs émissaires. Moi, j’ai vécu les conséquences de la grande crise de 1929-1930. Elle a amené, d’un côté, des mouvements comme le New Deal de Roosevelt ou le Front populaire, mais aussi de l’autre Hitler, Franco et la guerre. Je sais que les angoisses, qui existaient d’ailleurs avant ce virus, vont se renforcer. Car on ne sait pas où on allait. On sait juste que la promesse du progrès est une promesse un peu déchue. On est dans une période assez dangereuse.

Quel regard sociologique portez-vous sur cette séquence de confinement ? Il en restera quoi ?
J’ai lu des articles très critiques sur cette décision. C’est vrai, on a vu que des pays ont traité le virus assez efficacement sans forcément passer par le confinement. À commencer par la Corée du Sud, Singapour, avec des allers-retours, et même l’Allemagne qui a été moins radicale. Il est évident que la meilleure réponse aurait été le dépistage systématique avec l’isolement des personnes contaminantes et le port généralisé de masques. Mais quand un pays comme la France est totalement dépourvu de masques et de tests, il se retrouve en déroute. Et quand on est en déroute, on bat en retraite. Et quand on bat en retraite, on se retire sur une forteresse, en l’occurrence le confinement. Étant incapable de faire autrement, il ne restait que cette solution.

Se pose désormais la question du déconfinement. Ce n’est pas une mince affaire…
C’est aussi une phase très intéressante à analyser. Ce déconfinement devrait, à mon avis, se faire d’une façon plurielle, comme c’est déjà un petit peu envisagé. Mais cela arrive avec un grand retard : les masques ne sont pas tous distribués et le dépistage n’est pas encore au point. Le problème est toujours là. Et, pour compliquer les choses, nous ne savons pas si ce virus ne va pas s’endormir avec les chaleurs de l’été. Certains scientifiques ou docteurs le prédisent, comme le Pr Raoult. D’autres, au contraire, disent qu’il faut craindre une deuxième vague puis une troisième qui peut durer. On va devoir mener cette affaire au fur et à mesure des acquisitions du savoir.
J’ai écrit un livre qui s’appelle Science avec conscience dans lequel je montre que la science a toujours vécu de controverses. Les théories des sciences ne sont jamais absolues et sont toujours réfutables. Seuls les dogmes des théologies sont irréfutables. Par exemple, toutes les grandes théories du XIXe siècle ont été démolies, sauf deux : l’évolution, avec des changements, et la thermodynamique, avec là encore des changements. Jusqu’à Einstein, on croyait que la gravitation était un absolu pur, et finalement non.
Donc, la science a des incertitudes. Il peut y avoir des dogmes qui sont renversés plus tard. Le dernier mot, c’est la vérification. La théorie qui se trouvera bien vérifiée, c’est celle qu’on pourra promouvoir.

Le rapport de la science à l’argent est un problème, non ?
C’est, effectivement, l’autre chose à comprendre : le business veut parasiter la science. J’ai vu comment les généticiens avaient été happés par des sociétés pour faire des bénéfices parce qu’ils travaillaient dans un domaine très rentable. Aujourd’hui, nous savons bien que des firmes pharmaceutiques très puissantes jouent un rôle auprès de nombreux scientifiques éminents. Ces sociétés ne sont sûrement pas pour rien dans les controverses sur les différents médicaments possibles. À un moment donné, un grand savant peut se figer dans un point de vue dogmatique.
En science, comme ailleurs, les idées nouvelles provoquent un refus, une peur. Certains se font traiter même de fous. Et puis si leurs idées réussissent à s’implanter, on leur donne du crédit et du sérieux. La science est une chose humaine, mais elle a des vertus très particulières car elle est fondée sur un conflit d’idées, d’expériences, de travaux.

La recherche, dans le cas du Covid-19, se retrouve contrainte d’avancer très vite. Ce n’est pas simple ?
Sur ce virus, pour le moment, on n’a pas de résultats concrets. Il peut y avoir un conflit entre prudence et urgence. Nous avons d’un côté ceux qui proposent un traitement immédiat, en allant au plus pressé et, en face, ceux qui disent non car on ne connaît pas les effets secondaires éventuels. Ces derniers plaident pour des études sérieuses, avec des échantillons choisis au hasard, en double aveugle, etc. Mais tout cela prend énormément de temps. Dans l’un et l’autre cas, on prend le risque d’entraîner la mort d’un certain nombre de personnes. On est toujours placés devant ces sortes de paris, avec plein de contradictions qu’il faut affronter.

Quel regard porte le sociologue que vous êtes sur la pratique du télétravail qui s’est fortement développée avec ce confinement ?
Il est certain que ça va donner un élan au télétravail. Dans beaucoup d’entreprises, c’est possible et on le voit. Il y a d’autres modes de production qui le rendent difficile. Par exemple pour l’assemblage des différentes pièces d’un Airbus, je crois difficilement qu’on puisse faire ça à travers un écran d’ordinateur. Le télétravail a l’avantage de donner une certaine autonomie aux travailleurs. L’informatique en général va jouer un rôle beaucoup plus grand. Mais déjà, son rôle était énorme.
L’informatique, c’est comme la langue des hommes, elle offre une forme de liberté. Prenons les réseaux sociaux : ça permet beaucoup d’inventivité, de la folie, du délire, de la méchanceté et de la grossièreté. Ce sont tous les avantages et inconvénients de la liberté.
L’informatique permet aussi aux lanceurs d’alerte de s’exprimer, c’est très bien et, dans le même temps, il a les fausses nouvelles qui se répandent. On se trouve face aux problèmes constants de la vie humaine : comment savoir la vérité ? Jusqu’à présent, il n’y a pas une recette magique, mais il y a une méthode.
- Premièrement, il faut qu’il y ait plusieurs sources d’information très diverses. Quand vous n’avez qu’une seule source, vous ne savez pas. Pendant des dizaines d’années, l’Union soviétique ou la Chine de Mao nous donnaient des informations totalement mensongères mais il n’y avait qu’une source.
- Deuxièmement, il faut qu’il y ait plusieurs moyens d’expression des différentes opinions. Si c’est toujours la même opinion et que la presse est entre les mêmes mains, cela ne peut pas fonctionner. C’est la pluralité et la diversité qui nous permettent de comprendre. Aujourd’hui, on peut encore lire que ce virus sort d’un laboratoire d’un côté ou d’un marché pollué de l’autre. Un jour on aura la réponse. Nous devrons encore naviguer dans des mers d’incertitudes. Il faut faire des paris, avoir une stratégie, être intelligent, sans jamais être sûr du résultat.

Pourra-t-on retenir du bon de ce confinement ?
Il y a d’abord le dialogue intérieur au sein des foyers qui peut en ressortir renforcé. Même si c’est difficile parfois, comme quand vous êtes dans une famille confinée dans un appartement surpeuplé. Ou encore pour des couples qui se toléreraient à peine et qui se retrouvent ensemble tout le temps. Ce qui est important, c’est que ça peut donner l’occasion de réfléchir sur sa propre vie parce que brusquement, on cesse d’être sous le contrôle de la chronométrie. « Ah, j’ai rendez-vous, il faut que je te laisse… » On n’est pas sous la pression que nous subissons sans arrêt dans la vie quotidienne.
Et puis, au fond, comme nous sommes limités dans nos achats, nous achetons les choses indispensables à notre vie, comme l’alimentation. Et nous pouvons comprendre que bien des achats sont tout à fait frivoles ou inutiles. Si on réfléchit bien, on peut tirer de très bonnes leçons du confinement. Mais si on en souffre beaucoup par la promiscuité et les querelles, alors on en tirera de très mauvaises.

Sur le plan politique, pourquoi les pouvoirs ont tant de mal à reconnaître des erreurs ou des maladresses ?
Parce qu’ils n’ont pas cette habitude alors que ça devrait être naturel de dire : « Je me suis trompé. » Le président Macron a dit un ou deux mots un peu dans ce sens-là, mais ce n’est pas spontané. Il y a eu un mois de protestations des médecins et infirmières des hôpitaux, et pas un seul instant le gouvernement ne les a écoutés. Ce n’est que quand ces malheureux se sont dévoués comme des fous, en prenant tous les risques, qu’on a commencé à dire que c’était important. Il y a eu un aveuglement et il aurait fallu le reconnaître.
Il y a deux choses très graves qui ont contribué à notre impréparation. La première, on l’a dit, c’est une tendance politique qui consistait à réduire les crédits des hôpitaux, à les commercialiser et à faire des patients une sorte de marchandise. L’autre point, c’est, au niveau de l’État, ce qu’on peut appeler une bureaucratisation de l’administration, avec des directives tatillonnes, des ordres et contre-ordres. C’est quelque chose de paralysant.
À la sortie de cette crise, si on veut une politique saine, ce n’est pas seulement en revenant sur les grandes idées du néolibéralisme et en donnant plus d’importance aux services publics : il faut réformer le mode d’administration parce que nous avons été victimes d’un aveuglement de sa part. Je n’oublie pas que de très hauts fonctionnaires ont aussi de très bonnes relations avec l’industrie pharmaceutique. Ce n’est plus possible.

Pour finir, dans quel état d’esprit êtes-vous à l’approche du déconfinement ?
Je ne peux que répéter ma perplexité, car je ne sais pas ce qu’il adviendra de ce virus. Il est évident qu’un déconfinement prématuré, avec un virus très virulent, risque de surcharger de nouveau les hôpitaux. Et finalement créer la situation qu’on a voulu éviter par le confinement. Donc, je pense que cette sortie doit être prudente, différenciée et contrôlée.
C’est toute la différence capitale entre ce qu’on appelle programme et stratégie. Quand vous faites un programme, vous prévoyez, à l’avance, tout ce qui va se passer et c’est difficile de changer. Quand vous avez une stratégie, vous commencez, par exemple, par certains départements où la situation est plus calme en faisant appel au préfet, au maire pour établir un déconfinement en souplesse. Et pouvoir ajuster avant de déployer. C’est ça une stratégie.
Maintenant, qu’est-ce qui va arriver ? Personnellement, je commence à avoir envie de sortir un peu, mais je fais partie de la catégorie des « vulnérables ». Pour moi, la situation n’est pas grave. Il y a beaucoup de gens pour qui c’est bien plus dramatique. Ils sont privés de leur travail ou sont éloignés des personnes qu’ils aiment. Mais voilà, la situation l’après-confinement est extrêmement incertaine.

Edgar Morin écrivain. J'ai choisi deux titres :
Les souvenirs viennent à ma rencontre éd. Fayard (04 /09/2019)
Dans ce livre, Edgar Morin, né en 1921, a choisi de réunir tous les souvenirs qui sont remontés à sa mémoire. A 97 ans, celle-ci est intacte et lui permet de dérouler devant nous l’épopée vivante d’un homme qui a traversé les grands événements du XXe siècle. La grande histoire se mêle en permanence à l’histoire d’une vie riche de voyages, de rencontres où l’amitié et l’amour occupent une place centrale.

Science avec conscience éd. Seuil (28/05/1990)
" Les sciences humaines n'ont pas conscience des caractères physiques et biologiques des phénomènes humains. Les sciences naturelles n'ont pas conscience de leur inscription dans une culture, une société, une histoire. Les sciences n'ont pas conscience de leur rôle dans la société. Les sciences n'ont pas conscience des principes occultes qui commandent leurs élucidations. Les sciences n'ont pas conscience qu'il leur manque une conscience. Mais de partout naît le besoin d'une science avec conscience. Il est temps de prendre conscience de la complexité de toute réalité - physique, biologique, humaine, sociale, politique - et de la réalité de la complexité. Il est temps de prendre conscience qu'une science privée de réflexion et qu'une philosophie purement spéculative sont insuffisantes. Conscience sans science et science sans conscience sont mutilées et mutilantes. "