9782227487550_1_75.jpg " Dans un monde qui semble peu enclin au rêve, j'oserai rêver trouver dans ce binôme du "Toi et du Moi" la solution à beaucoup de difficultés que connaissent nos sociétés."

Philippe Pozzo di Borgo est devenu handicapé en juin 1993, suite à un accident de parapente. Son histoire, racontée dans son livre Le Second Souffle (Bayard, 2001 et 2011), dans Tous Intouchables ? (Bayard Jeunesse, 2012) et à travers le film Intouchables, est un témoignage exceptionnel sur le sens de la vie qui se laisse trouver dans la relation gratuite à l’autre. Pionnier de l’association Simon de Cyrène, il continue de s’y investir activement pour contribuer au développement de lieux de vie partagés entre personnes handicapées et valides.

"Pour vous épargner le détour par le fauteuil et l'inconfort du tétraplégique, je vous invite à vous questionner dans votre silence intérieur, qui est aussi écoute. Peut-être goûterez-vous cette impression d'être revenu à quelque chose de simple et d'universel, prémices d'une nouvelle manière d'être ensemble. Ce "Toi et Moi, j'y crois" pourrait se trouver dans ce que le monde a perçu du film Intouchables ; les valeurs de la relation à l'autre et d'un vivre ensemble décrispé. Mais j'ai aussi revisité dans le silence, ce rapport à l'autre qui commence par un rapport à soi."

Il y a deux ans, Philippe Pozzo di Borgo avait accepté de répondre à mes questions et à témoigner dans mon livre L'avenir est en nous (Dangles). Je vous offre ce merveilleux témoignage qui illustre bien le livre de Philippe Pozzo di Borgo.

Philippe Pozzo di Borgo, Dame Sagesse vous a invité à sa table et désirerait mieux vous connaître.

• Comment vous présenteriez-vous ?
J’ai eu deux vies pour le prix d’une !
J’avais tout du prototype préconisé par notre société de performances et d’apparences : milieu familial attentionné et aisé, formation universitaire poussée, mariage béni avec Béatrice et nos deux enfants, carrière professionnelle dorée. Sportif, élégant, gominé : le stéréotype du succès dans notre société. Il y a toutefois, pendant ces années de « gloire », une faille qui me ronge : la longue maladie de Béatrice que, pendant près de quinze ans, j’accompagnerai tout en essayant de la maintenir dans le mouvement et l’agitation. Plus son état se détériore, plus je vais vite, refusant de considérer l’éventualité d’une fin. J’en suis même à courir une heure tous les matins, un marathon tous les week-ends, du parapente à en perdre le souffle, comme une conjuration contre la faiblesse, contre sa faiblesse trop visible et la mienne, occultée.
Il y avait confusion entre ma santé sportive, les performances dont j’avais fait preuve dans ma carrière professionnelle, l’efficacité et la qualité des équipes dont j’avais la responsabilité. Nous étions dans le moule, parfaitement formatés, sans surprise. La réalité de ma condition humaine va me rattraper brutalement : je m’écrase en parapente en 1993.
De très bonne constitution, habitué à l’effort, et surtout extraordinairement accompagné par Béatrice et mes enfants, je me rétablis à une vitesse qu’aucun des médecins n’avait envisagée. Je suis cassé, mais pas fragilisé. Je me remets en route en découvrant, grâce à la présence de Béatrice, de mes proches et de l’équipe de soins fantastique qui m’assiste, des richesses insoupçonnées révélées par ma condition.
Trois ans plus tard, Béatrice meurt et là, je deviens handicapé, vulnérable. L’absence de Béatrice, de son amour, de son regard qui m’encourage malgré son extrême fatigue, de sa parole simple, de sa lumière ; je m’enfonce dans la dépression. La fragilité plus que le handicap physique, c’est la solitude. Malgré toutes les forces que ces trois années de souffrance partagées avec Béatrice m’ont apportées, je me laisse aller. Il me faudra du temps, l’attention des miens, des proches, des soignants, et de ce diable d’Abdel, pour revenir. Probablement le fait d’avoir répondu à une injonction de Béatrice avant qu’elle ne disparaisse, de mettre des mots sur mes maux, y aura-t-il beaucoup contribué. Deux ans après sa mort, et pendant près de deux ans, j’écris le Second Souffle, qui débouchera quelques années plus tard sur Tous Intouchables ?

• Avez-vous vécu une expérience déterminante qui a modifié, changé votre parcours de vie ? Cette expérience vous a-t-elle amené à prendre des décisions qui orientent encore votre vie ?
Plusieurs expériences ont jalonné ma vie :
La première a été la rencontre avec mon épouse Béatrice où j’ai pris conscience de la vie à deux, des relations profondes qui me permettront d’aborder les étapes difficiles.
La deuxième, c’est l’accident stupide qui ne me marque pas outre mesure même s’il est imprimé dans mon corps.
Le troisième événement est le décès de mon épouse qui me plonge dans un profond désespoir, mais j’ai la chance d’avoir eu à mes côtés mes enfants et la présence d’Abdel Sellou, le diable gardien incarné par Omar Sy dans le film Intouchables. J’ai vécu des années très difficiles, mais j’ai pu rebondir grâce à mon épouse actuelle, Khadija, et nos deux filles.
Aujourd’hui, je retiendrais tout de même l’accident comme point de rupture ; l’extrême fragilité m’a réorienté :
– Totalement paralysé, dans des souffrances parfois inconfortables, je découvre, dans cette chambre d’hôpital où je passerai près de deux années, le silence. Nous sommes une société de bruit et de mouvement qui empêche le silence et occulte notre conscience. Je me suis trouvé dans ce silence ; j’ai retrouvé l’innocence de l’enfant que j’avais été, et j’ai pu faire mon examen de conscience, exercer un questionnement sur mon cheminement. Il faut faire silence pour se découvrir, faire sens. Dans le silence, on entend finalement les autres, l’extraordinaire richesse de la multitude et de la différence. Le bruit et le mouvement caractérisent la force ; le silence et la conscience sont des sources possibles de sens de la fragilité.
– Je suis sujet à de désagréables dérèglements neurologiques qui parfois empêchent ma conscience. Lorsque ces douleurs me lâchent un peu, je me précipite pour occuper le plus intensément possible ces moments de répit. Je découvre l’importance d’habiter l’instant présent, seul ou avec ceux qui sont autour de moi. En privilégiant ce qui me paraît important, et en gommant le futile. J’avais passé quarante ans de ma vie à glisser sur le présent pour m’occuper des lendemains, à l’instar de notre société, constamment dans la projection, l’expectative. J’investis enfin, avec pesanteur, sérieux et délectation, le moment.
– J’ai enfin perçu la réalité de la fin et, dans cette nouvelle perspective, les actions, les comportements et les priorités se réorganisent.
– J’étais increvable, inatteignable, voire intouchable, et tout à coup, la moindre inattention de ma part (rester dans un courant d’air, avoir un point d’appui mal placé, etc.) est payée comptant et peut nécessiter des mois de réhabilitation. Je suis pour la première fois confronté à l’obligation d’être discipliné avec ma fragilité, contraint à une certaine frugalité, modestie, rigueur. Je suis obligé de me prendre en main, alors que je pensais être inoxydable. Le corps sacré devient tout d’un coup un sacré corps, qui me contraint à une certaine humilité. Je suis aux mains des autres.
– Totalement paralysé, j’apprends la patience, car il ne s’agit pas d’être impétueux lorsqu’on est dépendant. La frénésie qui m’avait caractérisé – on me surnommait même le « vibrionnant », ce qui est une manière de faire du bruit tout en s’agitant – laisse place à la tranquillité, ne réservant que dans les cas d’urgence une demande adressée à un tiers. Le tétraplégique, comme le dit Abdel mon Diable Gardien, est celui qu’on retrouve là où on l’a laissé. Je me suis satisfait de cette immobilité patiente. De sujet exigeant, impatient, centre de toutes mes préoccupations et de l’univers, je deviens un patient, doué d’une certaine passivité, un parmi d’autres.
- Dans ce milieu hospitalier, je m’aperçois que je ne suis pas seul et que l’établissement où je suis est peuplé de centaines de blessés et de fragiles. Jusqu’à présent, je n’avais pas pris conscience de cette réalité, très souvent occultée dans la communication dominante de notre société.
– Je dépends totalement des autres et, très rapidement, je prends conscience qu’au lieu de m’insurger contre cette position de faiblesse, il est beaucoup plus utile d’accepter cette dépendance et d’être aimable, voire chaleureux, et intéressé par celui qui vous assiste. Dans cette dépendance, il y a enfin la possibilité d’une relation à l’autre, vraie.

Le silence a redonné un sens à mon existence. L’instant devient précieux ; je recadre les activités et comportements dans la conscience de la fin ; je suis acteur de ma fragilité, patient, un parmi d’autres, dans une dépendance assumée, riche et aimable. Tout à l’opposé de ce que j’étais, conforme à la société : sujet centré sur moi-même, dans le mouvement et le bruit qui occultent l’autre, toujours projeté vers un plus à venir, immortel, dans un rapport de force.

• Quelle est votre vision du monde actuel ?
Le monde actuel semble manquer sensiblement de considération.
Il est sur la mauvaise voie avec des comportements aberrants, mafieux, amenant à des crises à répétition qui font souffrir, qui ne correspondent à rien dans la réalité humaine, un monde de non- sens. À l’instar du monde décrit par Thomas Mann dans La Montagne magique (1913) à la veille du bouleversement de la Première Guerre mondiale, nous sommes également dans une période charnière où le fonctionnement de notre société actuelle, basée sur l’individualisme forcené et l’égocentrisme, est remis en cause.
Notre monde est arrivé au bout de sa logique. Sa course effrénée vers une optimisation des satisfactions personnelles oublie une meilleure répartition des richesses, la protection de la nature, et le capital laissé à nos enfants. La nature humaine est ainsi faite, elle va s’adapter afin que les générations futures n’aient plus à vivre de telles conditions, et connaissent de nouveaux rapports, autres que ceux de la force et de l’appropriation !
La tyrannie de la normalité va, par réalisme, faire place à la considération des différences et des fragilités. Dans cet acte de considération (dans tous les sens de ce terme : action d’examiner avec attention ; acceptation ; motif, raison que l’on considère pour agir ; estime que l’on porte à quelqu’un ; déférence), le sujet, jusqu’ici centré sur lui-même, va se décentrer pour considérer l’autre et enfin établir une relation riche et vraie.
Dans ce lâcher-prise de l’individu et de ses appétits, et dans sa curiosité et sa bienveillance à l’égard de l’autre différent et fragile, il va enfin considérer la création et sa beauté avec tendresse et respect. Il devient amour du monde et non pas appropriation du monde.

• Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attaché ? De quelles manières les rendez-vous vivantes ?
En premier, je placerais le respect de l’autre, tant dans ses différences que ses fragilités, un respect de la dignité de tous les êtres et de la nature. La notion de performance, d’éternelle jeunesse et de bonne santé exclut les fragilités. Or nous sommes fondamentalement des êtres fragiles, et ne pas le reconnaître est une aberration. Une société uniforme, prônant des standards, est stérile. C’est la différence qui introduit plus de créativité et de richesse.
Ma deuxième valeur est celle de la responsabilité. Je suis libre si je prends mes responsabilités. Arrêtons de nous décharger de ce qui nous dérange sur la société ou sur l’État en ayant bonne conscience car nous payons des impôts ! La prise de responsabilité conduit à l’engagement associatif, social ou politique. Et, de plus en plus, nous verrons apparaître des associations, des groupes qui prennent en main une partie de leur avenir.
Mais n’oublions pas la recherche de la beauté, une beauté presque transcendante, face à nos comportements peu brillants et peu élégants ! La beauté, c’est se grandir ; chacun sa voie : la foi ou la religion, dans tous les cas le respect de la dignité de l’être humain. La beauté nous amène à être meilleurs.
La consolation ; être capable de consoler, c’est maintenir l’autre dans son intégrité et être à son écoute. Avant de vous projeter dans le rapport à l’autre, faites-lui une place dans le silence et dans votre humilité. Vous découvrirez alors que cette écoute est encore plus enrichissante que l’attention ou la compassion. Accepter d’écouter l’autre tel qu’il est, avec un total abandon ! Savoir s’abandonner, au lieu de toujours ramener tout à soi. La meilleure manière de se comporter, ne serait-ce pas de se voir au travers du regard de l’autre et de s’y abandonner, en toute humilité ? S’effacer afin que l’autre s’exprime et qu’en s’exprimant, il vous redonne votre existence et vous offre un vrai lâcher-prise.

• À ce jour, que désireriez-vous transmettre ?
J’associe à cette notion de transmission le « témoin » que les athlètes se passent dans une course de relais. Qu’aimerais-je passer comme témoin à celui qui va courir devant moi ? La vie ne s’arrête pas à ma personne. L’humanité doit se renouveler en passant le témoin. Nous devons prendre conscience, avec beaucoup d’humilité, que nous faisons partie de l’histoire d’une humanité très ancienne.
Ainsi, nos croyances en la toute-puissance de l’individu, de son éternité, de son immortalité et de ses appétits qu’il peut rassasier en toute impunité sont bien ridicules au regard de la longue chaîne de nos ancêtres et de nos successeurs ! Nous devons nous replacer dans notre vraie dimension. Ne sommes-nous pas une goutte d’eau dans l’humanité ? C’est cette humilité, vécue la tête haute, dans le respect d’une éthique de la vie, qui nous permettra de grandir.
Soyons humbles et accomplissons notre part de travail, de façon que nos successeurs puissent courir d’une manière plus aisée que nous ne l’avons faite !

• À la lumière de votre expérience, que vous inspire cette déclaration : « Nous sommes tous des compagnons de voyage » ?
J’aime beaucoup la notion de compagnons marchant ensemble (surtout pour un tétraplégique !). Comme tous ceux qui nous ont précédés et qui nous ont permis d’être là, à notre tour, unissons nos pas afin d’entraîner ceux qui nous suivront et contribuer à l’humanité de demain.
Le mot « compagnon » invite au compagnonnage, à l’action, au travail bien fait. Accomplissons ce dernier, non seulement dans une éthique de notre quotidien, mais aussi dans une éthique du respect de ce qui nous a été légué et encore plus dans celle de réparer ce que nous avons abîmé.
Nous sommes tous dans le même bateau. Entretenons-le au lieu de le piller ! Nous sommes tous solidaires, dignes de respect et nul n’est plus important qu’un autre. Et dans notre barque commune, n’oublions pas l’amabilité, une merveilleuse manière d’être ensemble, et pensons à la généraliser à l’humanité. En effet, dans notre société, souvent chacun poursuit son propre intérêt ; en additionnant tous nos comportements individuels, nous arrivons à une forme d’anarchie. L’humanité ne ferait-elle pas de grands progrès en adoubant une vision commune, empreinte de dignité, de grandeur, de respect de la différence ?
Grâce à celle-ci, nos comportements individuels se régleraient d’eux- mêmes dans une certaine cohérence et amabilité des rapports.
Oui, nous sommes tous des compagnons, y compris les plus fragiles et les plus éloignés des normes de notre société, les handicapés mentaux ou physiques. Ils font partie du voyage, maintenons-les dans notre bateau plutôt que de les « jeter par-dessus bord » ! Ce sera pour nous la meilleure chance d’arriver tous ensemble en ayant intégré la réalité de la vie qui est fragile et mortelle. Quelle richesse !

Avenir-plat1.jpgL'avenir est en nous (- éditions Dangles - mars 2014). Marie Clainchard, ancienne journaliste, a désiré faire contrepoint au pessimisme ambiant en se mettant à l'écoute de philosophes, d'écrivains, thérapeutes, poètes, artistes, économistes…, tous aventuriers de l'existence. (Jean-Claude Carrière, Michel Cazenave, Boris Cyrulnik, Stéphane Hessel, Jacqueline Kelen, Jean-Yves Leloup, Michael Lonsdale, Jean-Marie Pelt, Pierre Rabhi, Philippe Pozzo di Borgo, Annick de Souzenelle…). 43 aventuriers témoignent !