« … Chaque génération doit bâtir pour elle-même.
Nous ne pouvons attendre demain pour sauver des personnes,
car ce sont celles d’aujourd’hui qui doivent être sauvées…»

IMG_2411.jpgFrançois Régis Hutin (1) nous a quitté le 10 décembre 2017.
En hommage, j'ai désiré mettre sur mon blog, le témoignage qu'il m'avait offert pour mon livre L'avenir est en nous. Il s'y dévoile avec pudeur, sincérité, authenticité… Chaque mot est si juste !
Il fait partie des 43 aventuriers de l'existence qui ont bien voulu participer à l'aventure de mon livre et l'enrichir par leurs propos. Soyez remercié François Régis Hutin pour ce magnifique cadeau.

François Régis Hutin, comment vous présenteriez-vous ?
Je suis un homme qui a la responsabilité de l’information, non pas comme un simple miroir de la réalité, mais comme contribution à « informare », c’est-à-dire à mettre en forme, afin que les lecteurs du journal comprennent mieux la réalité de l’information et que cela les aide à mieux vivre ensemble.

Avez-vous vécu une expérience déterminante qui a modifié, changé votre parcours de vie ? Cette expérience vous a t-elle amené à prendre des décisions qui orientent encore votre vie ?
Adolescent, j’ai vécu la guerre avec l’Occupation, la défaite, puis la Libération. Si l’Occupation suscite la haine de l’occupant, mes parents résistants avaient le respect de l’ennemi ! Et je me souviendrai toujours d’un soldat allemand - je devais avoir treize ou quatorze ans - qui, épuisé, passait devant la maison au cours d’une manœuvre anti- débarquement (nous étions dans la zone côtière). Il entra dans la maison et demanda à manger. Nous, les enfants avions envie de lui dire de partir. Mais notre père est arrivé et lui a proposé du pain et du lait. Cet homme a mangé avidement et nous a quitté en se confondant en remerciements… Quelque temps après, la Gestapo, telle qu’on la voit dans les films, imperméable de cuir, chapeau mou et Citroën noir…, est venue arrêter mon père. La perquisition s’étant éternisée, mon père les invita à déjeuner avant de partir et avec stupeur, nous avons vu les deux policiers manger notre repas, puis emmener mon père pour le conduire en prison !
Ensuite eurent lieu les combats de la Libération. Le pays était terrorisé, calfeutré. Tout le village s’était réuni dans une chapelle, attendant le retour des hommes. Ne les voyant pas revenir, le lendemain ma mère accompagnée d’une autre femme, est partie dans la campagne afin de savoir ce qui s’était passé. De peur qu’il lui arrive malheur, du haut de mes quinze ans, je l’ai suivie. Elle s’est avancée dans un grand champ de blé. Il faisait très chaud, c’était le mois d’août, et guidés par l’odeur, nous avons retrouvé le corps d’un des hommes disparus. Se rendant alors compte de ma présence, ma mère m’a demandé d’aller chercher une brouette afin de transporter ce corps dans une ferme voisine pour l’ensevelir. Entre-temps, nous avions également retrouvé trois autres corps dans les mêmes conditions. Cependant, il manquait encore des hommes. Comme le bruit courait qu’ils avaient été arrêtés et emmenés au château voisin, nous y sommes allés alors que les Allemands continuaient à patrouiller. Caché dans le grenier à foin, le gardien est descendu et, nous indiquant le jardin potager, il nous dit : « Ils ont été fusillés contre ce mur ». J’ai couru dans cette direction, je suis arrivé le premier sur un grand carré de terre meuble, j’ai creusé, je sentais les corps sous ma pelle. Ma mère m’a envoyé chercher le curé et le menuisier pour les cercueils. Ainsi, je fis l’expérience de la mort tragique. Cela m’a profondément marqué.
Après la guerre, souhaitant être marin, j’ai d’abord navigué sur un thonier à voile, le Va sans peur et, par la suite, au long cours, avec le désir de faire le tour du monde et de mieux connaître notre planète. Mon premier embarquement comme garçon d’équipage, me conduisit jusqu’en Australie. Étant le dernier du bord, ce fut merveilleux car personne ne faisant attention à moi, je pouvais tout à loisir observer et découvrir dans les escales des mondes nouveaux, différents et humainement passionnants et attachants. Revenu à terre, je repris mes études à la Sorbonne en vue de me consacrer au développement. Sensible à l’économie humaniste et très proche du Père Lebret, mon souhait était de partir travailler avec lui. Mais au lieu de cela, on est venu me demander d’entrer au journal (Ouest France), ce qui s’est avéré nécessaire. Toutes ces expériences ont été de merveilleux points de repère.

Quelle est votre vision du monde actuel ?
Il serait prétentieux de répondre à cette question ! Ce qui est marquant, c’est le rapprochement des continents, le rétrécissement du monde, car en quelques heures, nous nous rendons maintenant dans des pays où j’avais mis des mois à me rendre en bateau ! Et de plus, les pauvres marins sont maintenant contraints de rester au bout de quais interminables, à des dizaines de kilomètres des ports et de la vie. Les débarquements et les déchargements sont automatisés. Il n’y a plus ce mélange que nous avions au cours des escales, en accostant à quai en pleine ville ! Ces métiers ont beaucoup changé et ceux qui les pratiquent ne connaissent plus le monde. Cela me pose question.
Cependant, s’il existe des rapprochements entre les civilisations et si les contacts se multiplient, ces interpénétrations et ces acculturations sont plus ou moins réussies, les rapprochements créant des solidarités, mais aussi des inimitiés, voire des incompréhensions. Nous sommes plongés en même temps dans notre culture et hors de celle-ci. Internet, avec son déferlement d’informations débridées, spontanées, souvent non vérifiées, peut créer des angoisses, déstabiliser et suggérer des solutions incertaines… À travers tout cela, nous devons trouver la posture, la stature permettant à l’homme d’être un homme et d’arriver à tisser des solidarités. Et cela n’est pas plus facile aujourd’hui qu’autrefois. Notre monde questionne. Ce n’est pas un monde en paix, mais en tension ; son avenir reste incertain car la croissance ne pourra pas être éternelle, les exportations ne pourront pas être indéfinies même si les échanges continuent, ce qui est bien sûr souhaitable. Mais le matériel suffira-t-il à combler les attentes ? Ce matérialisme ambiant est une facilité pour l’humain et l’abondance peut ensevelir les questionnements. « Il faut un certain nombre de conditions pour pratiquer la vertu », disait saint Thomas d’Aquin ! Comment humaniser, devenir plus humain et plus solidaire, sachant que la richesse génère des angoisses de perte ?
Et chaque génération doit bâtir pour elle-même. Nous ne pouvons attendre demain pour sauver des personnes, car ce sont celles d’aujourd’hui qui doivent être sauvées. L’équilibre est difficile à trouver au moment où il le faudrait.

Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attaché ? De quelles manières les rendez-vous vivantes ?
Tout émane de la responsabilité qui se traduit en solidarités et en efforts pour construire. Tout se résume dans l’idée du respect de l’autre, de toute personne quelle qu’elle soit et quoi qu’elle ait fait. Ce respect de la personne, justement de celle qui, aux yeux de beaucoup n’est plus respectable, nous paraît essentielle. Je pense à la prison qui sanctionne, à la peine de mort dont nous avons été de fervents abolitionnistes et parmi les premiers dans la presse en France (actuellement nous continuons notre action dans les prisons en distribuant le journal). C’est à la lumière du respect des personnes que la charte de Ouest France a été constituée. Elle se résume ainsi « Dire sans nuire, montrer sans choquer, témoigner sans agresser, dénoncer sans condamner ». C’est la clé de tout. Pour les chrétiens, cela veut dire amour des autres et pour tous, cela signifie respect. Chacun a droit à sa part d’humanité !

À ce jour, que désireriez-vous transmettre ?
La responsabilité. Tout le système informatif est responsable. Il évolue de manière considérable, quelquefois de manière irresponsable, parfois recréant de la rumeur. L’essentiel est dans cette responsabilité d’informer, tout en respectant ceux qui en sont les sujets, ceux auxquels on s’adresse, ceux qui sont à l’origine, ceux qui sont à la réception. Dire sans nuire à ceux qui sont dans l’actualité concrète, et dire sans nuire à ceux qui regardent et qui vivent cette actualité.
Dans un conflit, surtout si on le gagne, il ne faut pas écraser celui qui a perdu ; au contraire il faut lui ménager une porte de sortie, lui permettre de sauver la face et ce, dans tous les domaines. L’Europe est un moyen de rapprocher alors que le nationalisme sépare, tout en créant des solidarités à l’intérieur du microsystème, des solidarités de valeur ; cependant il faut les élargir et porter le regard et l’accueil au loin.

À la lumière de votre expérience, que vous inspire cette déclaration : “Nous sommes tous des compagnons de voyage ” ?
Nous sommes tous embarqués dans la même aventure et sur la même planète ; le même bateau est lancé dans l’univers sans que l’on sache toujours où nous allons et où nous aboutissons. Il y a ceux qui ont la foi, ceux qui ne s’en préoccupent pas et ceux qui ne s’en inquiètent pas, n’en souffrent pas. Il y a ceux qui s’y raccrochent éperdument en fuyant le réel. Essayons d’être solidaires, car nous ne sommes qu’un chaînon entre le passé et le futur.
Que signifient le progrès, la croissance ? Certes, nous vivons beaucoup plus vieux. Je suis plus vieux que tous mes parents, que bien des écrivains qui nous ont transmis de la sagesse. Et pourtant, nous avons l’impression d’être bien moins emplis qu’ils ne le furent. Et le vrai progrès n’est-il pas de pouvoir tout simplement participer à la vie du monde et de l’univers ?

(1) François Régis Hutin était journaliste, éditorialiste engagé et patron de presse depuis près de cinquante ans, du premier des quotidiens français d’information, Ouest-France. Pour lui, ce journal n’est pas une fin en soi, il est au service de l’homme et des communautés qui constituent la société .

Avenir-plat1.jpgLe témoignage de François Régis Hutin est au complet dans L'Avenir est en nous (page 153) - Marie Clainchard ; Edition Dangle - 300 pages, 20€.
Quarante-trois aventuriers de l'existence et amoureux de la sagesse (Stéphane Hessel, Boris Cyrulnik, Pierre Rabhi, Jean-Marie Pelt, Magda Hollander Lafon, Philippe Pozzo di Borgo…) ont accepté de s'ouvrir en toute authenticité, simplicité et humanité. Ils évoquent leurs expériences et leurs vécus, leurs découvertes, partagent leurs espérances, transmettent leurs valeurs…